Nuit blanche

valjean

Nuit blanche

 J’ai froid. Je n’aime pas avoir froid dans mes rêves. Ce rêve est sans but. Je suis assis sur un banc public derrière des barreaux.

D’autres silhouettes m’entourent également assises sur d’autres bancs. A droite, au loin, un visage familier, celui de mon avocate. Mais que peut-elle bien faire ici ?

Je n’aurais jamais dû dire à Jean-Marc que je portais sur moi des explosifs quand il m’a contrôlé dans le métro. Il n’attendait que cela.

Embarqué, menotté, brinqueballé dans le véhicule de police lancé à tombeau ouvert vers le commissariat de police pourtant très proche.

Ma « dangerosité » justifiait-elle de mettre en danger la vie de piétons ?

J’ai froid. Quand je suis parti ce matin, je ne m’étais pas habillé chaudement. C’est fou ce qu’une cellule de garde à vue même saturée de locataires peut être glacée.

19 heures. Dans 19 heures, nous nous marions.

Aude a-t-elle été prévenue de ma garde à vue ? Peut-être pense-t-elle que je suis en train d’enterrer ma vie de garçon joyeusement avec Quentin et Lucas ? Ou alors est-ce eux qui imaginent que je me suis dégonflé et suis resté à ses côtés au lieu de festoyer ?

A moins que ne me voyant pas arriver, ils l’aient appelée ?

Évidemment on ne m’a pas autorisé à la prévenir. Mon téléphone m’a été enlevé tout comme ma ceinture et mes lunettes. Et ce gilet !

Jean-Marc a bien vu qu’il n’y avait rien dedans. « Gardé à des fins d’expertise ». Il s’est déchaîné lors de la fouille à corps aussi. Ses collègues voulaient calmer le jeu et la faire à sa place. Il n’allait pas passer cela. L’humiliation totale. J’ai mal et j’ai froid sur ce banc public…

J’ai dû m’endormir un peu. Il est 22 heures sur la montre de mon voisin. Lui on lui a rien pris. Les autres sur les autres bancs non plus. J’aperçois Jean-Marc au loin devant son écran bleuté. Inutile de lui demander de me laisser aller aux toilettes. Il va en profiter pour prétexter une tentative de fuite et me tabasser. Ou pire.

Plus que 16 heures avant le mariage. Je ne tiens plus à force de me retenir.

Jean-Marc s’est levé dans notre direction, a sorti son tonfa de sa poche en me fixant et l’a passé sur tous les barreaux en le faisant crisser.

A s’en faire mal aux dents. Les autres se sont tournés vers moi et ont compris que c’est moi qui étais visé. Peut-être même qu’ils pensent que c’est de ma faute si leur garde à vue se prolonge. Enfin ceux qui sont toujours là. Même celui qui partageait mon banc et à qui ils avaient pris les lacets est parti. Moi on ne m’a pas pris les lacets. C’est pour dire à quel point je suis dangereux.

Mais pourquoi ai-je eu un coup de foudre pour la femme de Jean-Marc ? Pourquoi a-t-il fallu que ce soit elle, et non une autre ?

Peut-être ce goût du défi qui me pousse à toujours tenter l’impossible, à vouloir séduire sans prendre garde aux dangers ou aux avertissements qui peuvent m’être lancés.

Là le danger, c’était Jean-Marc, le mari. D’abord le pétage de plombs complet, les coups de fils anonymes, les insultes dans la rue, les rétroviseurs de la voiture arrachés, les menaces et les coups.

La tentative de suicide même, lorsque le divorce a été prononcé, en plein commissariat. Et quelques semaines de répit où nous nous sommes crus sauvés quand Jean-Marc a été menacé de révocation. Le silence. Inquiétant. Jusqu’à ce contrôle dans le métro. N’y a-t-il pas une police ferroviaire ?

En quoi un membre de la police nationale était-il habilité à le faire ?

Je vous jure que si je sors de là vivant, je n’en resterai pas là.

En attendant, je commence à avoir sacrément mal au dos sur ce banc. Un banc public sans le lampadaire qui l’accompagne et le buisson pour se soulager. Mais avec l’odeur de pisse qui l’accompagne et imprègne la cellule. Je dois garder ma dignité. Ne pas flancher. Tenir pour sortir, me marier.

J’entends sonner une heure du matin au clocher d’une église. Est-ce la nôtre ?

Je pense aux fleurs magnifiques qu’Aude a déposées hier, aux textes que nous avons appris. Je sens l’émotion qui me gagne. Jean-Marc n’attend que cela. Ressaisis-toi !

J’ai dû légèrement m’assoupir, mais avec ces rêves récurrents où je vais aux toilettes me soulager, mon sommeil est très léger.

J’ai entendu mon nom. Etaient-ce mes amis qui savent que je suis enfermé là, et qui m’appelaient de l’extérieur ? Il faut tenir. Jusqu’à la relève. Il va bien finir par rentrer chez lui.

Dire que je me marie dans 13 heures, que j’ai rendez-vous pour un gommage de peau à 10 heures, que je récupére mon costume juste après, et que je suis censé accueillir les premiers invités.

Je vais être frais. Si j’avais fait la fête, cela n’aurait pas été mieux

Mon avocate vient de partir en titubant. Décision du « chef ». Elle m’a fait un signe discret mais suffisamment visible pour que Jean-Marc l’aperçoive et se mette en rage. Nous ne sommes plus que deux dont un grand escogriffe qui a rejoint mon banc alors qu’il aurait pu s’installer, tout à son aise, ailleurs dans la cellule.

Ce nouveau voisin parle seul, répétant qu’il s’est battu dans le RER , qu’il a « foutu un coup de boule » à son agresseur et qu’il a été repéré par les caméras de surveillance, ce qui a provoqué son arrestation à la station suivante. Il pleure, sombre dans un état d’abrutissement profond, avant de recommencer à raconter cette même histoire. Je note qu’il n’a plus ni ceinture, ni lacets. Ambiance.

3 heures du matin. Je n’en peux plus. Je vais finir par essayer de me mettre dans un coin et me soulager. Vu l’odeur qu’il y a dans cette pièce, je ne serai pas le premier.

Mais pourquoi cette cellule est-elle éclairée ainsi ?

A tous les coups, il va me voir et cela va être ma fête.

Tiens à propos de Jean-Marc, il n’est plus tout seul. Il y a maintenant deux autres policiers dont une femme. Ils plaisantent avec lui et semblent l’inciter à partir.

Il fait un signe en direction de notre cellule, se saisit d’un verre, semble tituber. Il se rassoit.

La policière, entoure son épaule de sa main, comme si elle le réconfortait.

Il se lève rassemble toutes les bouteilles (A-t-il bu tout cela ?) met son manteau et semble se diriger vers la sortie, puis se ravise et se dirige vers nous en courant.

Avant que ses deux collègues aient eu le temps d’esquisser un geste, il sort son arme, me hèle, jette un journal dans la cellule ouvert à la rubrique « mariages » en hurlant « Ordure, tu crois que je vais te laisser épouser Aude comme cela. Tu vas morfler ».

Il tire, la balle effleure mon mollet, se fichant dans le banc.

Mon voisin se recroqueville derrière le sien. Le sang coule, tache mon pantalon. Je hurle.

«Ta gueule- Approche-toi et meurs en homme ! »

Il pointe son arme en direction de ses deux collègues qui tentent de le maîtriser, tire en l’air. Du plâtre tombe. Ils reculent effrayés.

Je me retiens de crier.

Il pointe l’arme vers ma tête. C’est dur de mourir juste avant de se marier. Je sens mes sphincters qui se relâchent. Lui aussi. Il sourit et tire. Je ferme les yeux. Je sens plein de sang sur mon visage. Je suis mort.

Quand je les rouvre, Jean-Marc est face à moi, de l’autre côté de la grille, la moitié du visage emporté, et s’affaisse lentement sur le sol blessé à mort par la balle qu’il vient de se tirer dans la tête.

(Cette nouvelle a été retenue par le jury du concours de nouvelles d'Antibes 2012 et sera publiée dans le prochain recueil).

  • C'est si bien raconté ... on s'y croirait dans ce cauchemar. Du style, du corps ! Bravo.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Sampan 92

    fuko-san

  • L'amour, l'amour...

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Violon manray orig

    Juliette Delprat

  • L'histoire est bien amenée, on se laisse prendre au jeu, jusqu'au bout.
    Cependant, j'aurais aimé que le personnage de Jean-Marc aille encore plus loin dans sa couardise, ce qui aurait rendu sa fin encore plus forte.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Adam orig

    sophie-l

  • Yeah...Cool...J'ai voyagé. Même trouvé une couleur à ton banc.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Image

    fefe

  • Merci à toutes et à tous pour vos commentaires.Comme je l'écrivais à Eric dans un message privé, le narrateur évolue à mi chemin entre rêve et réalité. Peut être même rêve t'il complètement cette garde à vue ? Ce qui peut expliquer certaines incohérences. Je pars en Corse une semaine, j'espère y trouver l'inspiration pour d'autres écrits. A prestu

    · Il y a presque 12 ans ·
    Mouette des iles lavezzi orig

    valjean

  • Bravo !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Kitty 54

    meo

  • La tension est bien entretenue tout le long de la nouvelle. L'histoire fonctionne bien, on y croit !
    A lire dans un contexte un peu similaire d'une nuit au poste, la nouvelle "les relations publiques", que j'ai dû situer dans la salle d'attente d'un commissariat, plutôt que dans une cellule, ceci par souci de cohérence. En effet, dans une cellule, on ne mélange pas les hommes et les femmes alors que j'avais un homme et une femme à "caser" au même endroit...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Default user

    eric

  • Et l'amour fût

    · Il y a presque 12 ans ·
    20170621 cbc 495   copie

    ysabelle

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