Oiseau du malheur

Un nid de colères a titillé ton estomac. Un oiseau du malheur s'est pointé.

Il y a longtemps, tu avais 22 ans. Tu te réjouis pleine de vie, d'habiter la capitale et de loger en plus à côté de ton taf. Mais un jour, en solitaire, tu as un grand spleen sans trop savoir pourquoi, et tu te promènes les yeux un peu rougis dans ton quartier en t'arrêtant parfois à quelques vitrines attirantes. Puis ton regard se pose sur une, plus petite, qui t'interpelle. Des livres s'étalent dans des titres qui te questionnent immédiatement genre comment être bien, comment réaliser ses rêves, les fondements de la vie, etc… Toi, la mine en coin, toujours désorientée, tu penses poursuivre ton chemin. Et là, il y a un homme très souriant qui sort de la boutique, qui t'invite à rentrer absolument car libre est l'accès. Alors, tu rentres. À l'intérieur, une femme très aimable te tend presque les bras. Les voilà qui se mettent à te parler sans arrêt et te montrer leurs livres. Pendant ce temps, tu te dis que tu n'as pas beaucoup d'argent et que, n'étant pas en plus une lectrice assidue, c'est inutile de gaspiller. Très vite, le couple saisit ta déprime et te fait remplir un questionnaire détaillé de ta personne, qualités, défauts, goûts, aspirations avec tes coordonnées. Au bout d'un interminable moment, tu as fini par acheter deux livres et tu ressors plus ou moins en titubant. Épuisée, tu rentres chez toi. Tu ranges tes bouquins et tu oublies en maugréant la rencontre et achats de surcroit. Plus tard, tu reçois des courriers réguliers de la boutique : pour commandes de livres, faire des stages, des formations etc… Et quand tu es amenée à passer devant chez eux, ils sortent de suite pour te serrer la main et te demandent comment tu vas et bla bla bla. Au bout de quelques temps, c'est devenu tellement insistant que tu déchires leur courrier sans ouvrir et que tu marches sur le trottoir d'en face, voire tu fais un détour pour aller bosser. Tu détestes qu'on te colle. T'as jamais aimé ça.

À ton travail, parmi les nombreux employés, Il y a un garçon charmant. Au quotidien, il te dit bonjour avec toujours sa bonne humeur et un mot positif. Il est plein d'entrain et tu l'aimes bien. À part qu'il habite dans le coin, tu ne sais pas grand-chose sur lui. Il est discret. Tu as juste ressenti la p'tite touche sensible, similaire à la tienne. Mais un jour, il ne vient plus travailler. Les mois passent. Plus de nouvelles. Les chefs dans le bureau ne disent mot sur son absence prolongée. Un an après, le jeune homme resurgit. C'est le choc. Tu ne le reconnais plus. Et lui non plus ne sait plus qui tu es. Ses yeux sont vagues. Il a super grossi. Il est pâle, triste. Parfois, il parle tout seul avec des mots incohérents. Tout le monde l'évite, la tête basse. Tu ne comprends pas. Puis de nouveau son absence. Tu tends l'oreille dans une conversation des collègues qui le citent. Il s'est fait absorber dans une secte et ça l'a démoli, plus de famille, plus d'amis, des problèmes de santé et maintenant plus de boulot. Les collègues rajoutent qu'il avait dû certainement se faire entraîner par la boutique du coin qui vient juste de fermer depuis peu. La BOUTIQUE ? Mais quelle BOUTIQUE ??...  

Ton demi-siècle a nettement résonné et raisonné également. Tu vis maintenant ailleurs. Tu as encore reçu de la pub sur ta voiture. Bref coup d'œil avant de la mettre en poubelle. Soudain, tu lis : entrée gratuite pour une conférence dans une semaine dans ta localité avec entre autres le sujet : y a-t-il une vie après la mort ? Tout en bas du flyer est mentionné en plus petit : SCIENTOLOGIE. Ton sang ne fait qu'un tour. Tu  vas t'y rendre à leur conférence et tu vas te le faire péter le gros scandale en direct, de vive voix. Puis, non, tu te ravises. Pourquoi perdre ton énergie au risque de prendre la leur, qui va te dévaster tellement tu seras dans le trop plein de tes émotions. Protège-toi, c'est mieux dans ton cas ! Mais quelques jours suivants, tu en vois 2, aux gueules de faux sourires obscurs qui se sont collés devant ton numéro de rue à distribuer leurs prospectus. Purée noire, ils viennent se COLLER là ? Tu n'supportes plus. Tu sors et tu vas vers eux. Le type te tend sa pub, les crocs en avant, très sûr de lui. Muette, tu plonges ses yeux dans les siens en prenant son papier, tu le froisses et tu lui assènes un gigantesque coup de pied dans les couilles. Le scélérat hurle en se pliant. Sa bonne femme à côté, d'une bouche tordue, s'indigne en gloussant. Au regard de quelques passants médusés, n'osant interférer, toi Femme aux cheveux déjà grisonnants, tu jettes le papier dans la poubelle à côté et tu repars tranquillement dans tes pénates, les pieds bien posés dans le sol, la tête haute et digne.

Un nid de colères, ça doit se digérer. Barre-toi oiseau du malheur !