Perdue

ysee-louise

En attendant la suite de "la petite dame du troisième", un petit texte pour vous faire patienter, dans lequel, je pense, vous vous retrouverez tous et toutes...Du vécu bien sûr...

Perdue !

Perdue, mon Dieu, je l’avais perdue ! Et avec elle, sans doute m’étais-je perdue aussi. Mon âme égarée, mon être, mon essence, au fond du marais putride des fanges empoisonnées. Le mal avait inoculé son poison de la plus vile manière, m’usurpant mon art, me spoliant de mon bien le plus précieux, le détournant, le souillant, le pervertissant, de manière à en extraire une arme pernicieuse, un venin portant tristesse et destruction dans les cœurs et les liens.

Combien je mesurais la puissance des forces obscures ! Elles éteignirent toute lumière en moi, tout ce qui nourrit mon pétillement, mon souffle de vie. Je me fourvoyais. Je pensais ressentir la tristesse des événements, la dureté des vilainies qui se passaient dans ma vie et celle de mes proches. Faire face à l’hostilité ambiante, supporter les regards haineux, avancer coûte que coûte, malgré l’angoisse, les incertitudes, le manque de tendresse, d’affection, de plaisir charnel. La solitude de la peau bouffe les entrailles et le cerveau, aussi surement que le désamour.

Alors oui, sans doute, un peu de tout cela… pourtant, pourtant. Aujourd’hui, la révélation ! Je subissais le phénomène du sevrage, le manque de ma drogue, addiction simultanément physique et psychique. Quelques écris de-ci, de-là, certes. Rien de probant néanmoins. Plutôt une discipline, une lutte pour ne pas perdre la guerre, ne pas s’avouer vaincue, une bravade. Simple fantôme de ce qui en fait la fibre, la vibration, la magie. Mon ami d’écriture m’offrit une phrase fertile, initiatrice d’un texte prometteur : « La nuit je réfléchissais dans le noir ». Cependant, aucune excitation en l’écrivant. Néant de fébrilité, de paroxysme de la sensibilité au moment de la mise en mots. Toute vie éteinte en moi, le dragon de glace avait gagné !

Et soudain ce midi, déjeuné entre gens de bonne compagnie. Au menu : repas improvisé avec trois carottes et un oignon, arrosé de doux vin blanc et d’une grande rasade d’amitié. Quel régal ! De la spontanéité, des rires, de la joie, et des paroles, des paroles prononcées, inespérées, qui pourfendirent le dragon et sa glace d’un seul coup. La belle dame qui me faisait face me livra la pensée qu’elle avait de moi. Elle vit juste, droit au centre du cœur, et le déposa devant moi, offrande palpitante sur la nappe sanguine. Ce présent inouï féconda mon âme: je me réconciliai instantanément avec moi-même.

Sur le moment, bien sûr, emportée par le flot de la conversation, je ne soupçonnais pas un instant quelles forces du bien se libéraient en moi. La lumière jaillit de nouveau, vive et brulante, exaltante. De retour chez moi, je cherchais à comprendre ce charme qui opérait. Quelle était donc cette excitation soudaine ? Un temps fut nécessaire, le temps d’attendre, le temps de laisser le temps au temps d’attendre… et finalement, la cavalcade !

Une véritable course folle, physique et mentale…Je me ruai sur mon beau stylo plume violet à pointe biseautée, ouvrit fébrilement le grand cahier bleu sur lequel j’avais jeté quelques lignes les jours précédents sans grande conviction…  « fébrilement », oui « fébrilement » ! Que c’était bon de retrouver la fébrilité, l’impatience, la peur de voir s’échapper les mots sans ne jamais plus pouvoir les retrouver… Cet émoi jubilatoire qui m’avait tant manqué ressurgit avec une force brulante, une violence dont je ne sais toujours pas si elle tenait plus du plaisir ou de la douleur indicible.

Le processus s’enclencha de lui-même. L’encre dessina sur le papier des circonvolutions bavardes. Un souvenir doux, nostalgique et magnifique à la fois, s’imprima dans mon cerveau qui n’eut de cesse de le retranscrire via mes nerfs, mes muscles, ma main, mes doigts. L’image de deux immenses yeux sombres, regard profond, vif et pétillant, sourire charmeur et sucré comme une pêche mûre et juteuse. Souvenir d’un ange qui me foudroya de sa beauté et de son être au monde.

Mes sensations disparues refirent surface. Tout d’abord la joie et l’excitation. Puis, le soulagement d’avoir retrouvé mon âme-écrivaine perdue. Enfin, l’adrénaline. La frayeur délicieuse de ne pas avoir le temps de tout écrire, de ne pas avoir suffisamment d’énergie pour aller au bout du texte, d’oublier, de ne pas trouver les mots adéquats matière du tableau qui hante mon esprit. Lorsque cet effroi de l’impalpable habite et se nourrit du corps, il envahit l’estomac et le noue en une boule indissoluble, dont la désagrégation n’est rendue possible que par la juste et jubilatoire exténuation subséquente à l’aboutissement du texte.

Je plongeai sans retenue dans cet océan symbolique d’images mentales. J’en oubliais mon corps, ses appendices disgracieux et pesants, ses exigences et ses tyrannies. Immersion totale dans l’abstraction du psychisme, ma matrice intérieure. Enveloppe charnelle et mentale envahie de douceur cotonneuse, flottement du cerveau au sein d’un nuage de nacre grise-bleutée. Anesthésie des sens, sensations revisitées, réinventées. Mon organisme, pantin fantomatique, fusionné à mon esprit en vecteur de sinuosités sémantiques. Premier shoot, la drogue mentale, le bien-être absolu.

Petit à petit, le corps se rappelle à nous. Attention perturbée par quelques stimulations extérieures malvenues, perte de concentration, puis refonte dans l’univers intérieur. Au fur et à mesure du déroulement de la bobine des mots, la chair initie sa parole, unissant au processus son propre langage. Des vibrations envahissent peu à peu les viscères et les zones sensibles de la peau et des organes. Tension si proche, si comparable, si semblable à la pulsion sexuelle, qu’elles fusionnent et trouvent leur apogée en un orgasme cérébral, dont le corps est tout autant le témoin que le réceptacle et le catalyseur. Aboutissement, extase psychique autant que physique : le point final !

Signaler ce texte