Pervers

le-fox

Tout comme le scutelliphile collectionne les écussons, ou le cucurbitaciste – plus rare – les étiquettes de melon, Saturnin collectionnait les silences. Pas n’importe lesquels : courir se réfugier chez les trappistes, ou se retirer dans le désert du Sahara pour y écouter le rien eurent été solutions de facilité. Il préférait de loin s’introduire par effraction dans les conversations de ses contemporains pour y cisailler la phrase, y écorcher le mot, y scalper la palinodie.

Selon lui, un silence de qualité se devait d’être glacial, gêné, gluant de sous-entendus. Contrairement à ce qu’on pourrait hâtivement penser, son Eldorado se situait sur la banquette de moleskine d’un bistro peuplé de bavards impénitents dont la logorrhée pouvait sembler intarissable. Confortablement installé, il commandait alors une tomate ou une mauresque, selon son humeur, puis consultait son bracelet-montre, et décidait du temps plus ou moins long qu’il lui faudrait pour faire choir ce brouhaha du zénith au nadir.  C’est qu’avant de mordre dans le fruit de son triomphe, il entendait bien en suçoter la pruine afin de pleinement le savourer.

Bien que maître en cet art, il n’avait jamais la partie facile, et devait parfois s’élastiquer les neurones jusqu’à risquer le claquage de synapses pour obtenir le résultat voulu. Il lui fallait guetter le moment opportun, le saisir, et y glisser son hameçon convenablement appâté par l’évidence du ridicule des propos tenus. L’hameçon, s’il était habilement agité sous le nez des bavards, devait leur couper la chique d’un coup sec.

Parfois, il échouait dans son entreprise, et en concevait alors un incommensurable dépit. Néanmoins, ces échecs étaient rares, et la plupart du temps, il parvenait à se saisir de l’ange dont le passage marquait ces instants précieux, pour l’épingler dans son album entre un silence général et un autre seulement colonel, mais inscrit au tableau d’avancement.

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