Peu de chose
jones
Février 42. Je suis née en plein hiver 42, et crois moi, celui-là, de mémoire à F., on n’en avait rarement vu des comme ça. Il était vraiment costaud. La Meuse était gelée, je crois. On pouvait passer dessus avec tout son barda : sacs, cabas, chien, chats, charrette et chevaux, y’avait pas de danger qu’on s’y noie. C’était dur comme de la pierre. Je suis née avec le cordon ombilical autour du cou. C’est ce qu’a dit le docteur qui a accouché ma mère. Moi, je ne m’en souviens plus. Forcément ! On vivait dans la maison de Mémère Sésec. Un personnage, celle là. J’adorais y aller pour faire des tartes avec elle. Aux quetsches, à la rhubarbe, aux groseilles. Les tartes de Mémère Sésec, c’était quelque chose. Enfin à cette époque là, c’était la guerre. Mais moi, je ne m’en souviens pas trop. Si, y’a un truc dont je me rappelle : sur la route qui passait devant la maison, on a vu un jour un prisonnier américain qui devait être un aviateur, parce qu’il avait un blouson en cuir avec de la fourrure au col. Tu sais, ces blousons qui ont fait fureur dans les années 80. Et puis, surtout, ça nous faisait rire ma sœur et moi, il était suivi par deux allemands qui l’escortaient avec leurs fusils. Il était grand. Il marchait d’un bon pas et les deux allemands le suivaient en trottinant. C’était drôle ! Enfin, drôle, c’est pas le mot mais on rigolait avec Martine parce que les deux allemands étaient ridiculement petits et qu’ils étaient presque obligés de courir pour le suivre. Enfin, quand même, c’était la guerre.
Mon père était dans la Marine. Il servait à bord d’un destroyer à Mers-El-Kebir. Mais il n’a pas combattu parce que la flotte s’est sabordée après l’armistice. Avec Pétain, et tout ça. Toujours est-il qu’il est remonté de là-bas, jusqu’à chez nous. Je ne sais pas vraiment comment il a fait mais il est rentré pour Noël. J’avais neuf mois. Je l’ai pour ainsi dire pas connu parce qu’il est mort le 24 décembre. Il a dit à ma mère qu’il avait mal au crâne et il est allé se coucher. On l’a retrouvé mort dans son lit dans la soirée. C’est triste, je sais. Mais on n’a jamais vraiment su ce qui lui était arrivé.
Ma mère, elle tenait un commerce. L’épicerie bar sur la route qui mène de F. à R. Tout le monde venait, tout le village, le facteur, l’instituteur, le curé. Tout le monde venait manger ou boire le coup. Y’avait de l’ambiance. Tu vois, ce vieux poêle à bois, ma mère faisait réchauffer les plats dessus, et là, y’avait des grandes tables où tout le monde côtoyait tout le monde. Les gens étaient tous très gentils avec moi et ma sœur. Sauf que moi, j’étais la petite rigolote et Martine, c’était la petite poupée. Tout le monde n’avait d’yeux que pour elle. Elle était jolie. Et, plus âgée que moi. Tout le monde la regardait.
Ma mère s’est vite remariée après la guerre. Avec Carlo. Je le considère comme mon père, même s’il ne l’était pas, parce qu’il nous a élevées. Il était d’origine italienne. A F., il y avait une grande colonie italienne. C’était des immigrés qui étaient venus avant la guerre travailler dans les usines et les carrières d’ardoise. Carlo y a travaillé après la guerre. La plupart d’entre eux fuyaient le régime fasciste de Mussolini. D’ailleurs Carlo, il avait été enrôlé dans l’armée française. Il était sur la ligne Maginot. Il a été fait prisonnier au début de la guerre. Le pauvre, il n’aimait pas trop en parler, il devait avoir vu des choses pas très belles dans les camps. Je crois qu’il est rentré malade de sa captivité parce que les souvenirs que j’ai de lui, c’est de quelqu’un de malade, de quelqu’un qu’on devait toujours ménager.
A l’école ma copine, c’était Mauricette. C’était ma super copine. On était inséparables, tout le temps ensemble. On a fait les quatre cents coups. Je ne devrais pas te dire ça mais c’est vrai, on s’amusait comme des folles. On faisait enrager nos maitres d’école. Derrière la maison, c’était des champs à perte de vue, y’avait pas les cités. Ils les ont construites après dans les années 60 pour loger tous les gens qu’arrivaient du Maghreb. On allait dans les champs, dans les bois avec Mauricette faire des cabanes avec les garçons. On s’amusait, quoi ! Plus tard, quand on était jeunes filles, on allait même jusqu’en Belgique à travers les bois. Pour danser, le dimanche après midi.
Et puis, à côté du garage, on avait des poules, des lapins, tout ça. Carlo les tuait et ma mère les cuisinait pour les clients. Ben oui, tiens ! Nous, ça ne nous faisait pas grand-chose. On les aimait bien, oui. On les nourrissait, on s’en occupait mais on savait que c’était pour l’épicerie de ma mère…
- Mais tout ça, tu le sais, je te l’ai déjà raconté. Pourquoi tu me poses toutes ces questions ?
- Parce que je voulais écrire ce que tu me racontes.
- Ah bon ? Mais pourquoi ?
- Parce que je trouve ça beau.
- …
- Je vais faire un café. T’en veux ?
- Oui, maman. Merci.
- Merci pour quoi ? Pour le café ?
- Oui. Enfin, non. Pour tout ça.
-Ah ça ! De rien, c’est peu de chose…
Mmm, comme c'est bon, ce récit qui sent son poids d'expérience. Je cours à la suite.
· Il y a plus de 13 ans ·Je mets le coup de coeur ici mais il est pour celui-ci et son numéro 2.
Gisèle Prevoteau
Très belle empreinte laissée là, merci beaucoup à la maman de Jones, je squatte aussi pour le thé :) Merci Jones, je m'étais toujour demandé comment pouvait bien s'écrire "quetsches" et...sans toi, je n'aurais jamais trouvé !
· Il y a plus de 13 ans ·leo
Embrasse ta maman pour moi, quant à toi mille chapeaux pour mille plaisirs
· Il y a plus de 13 ans ·Jacques Lagrois
Merci à tous. C'est maman qui va être contente, surtout qu'elle ne sait même pas que j'ai écrit ce texte et que je l'ai mis en ligne !?!
· Il y a presque 14 ans ·jones
peu de choses où la mort et la vie semblent des détails aux empreintes vives du souvenir. Merci pour ce don, tu racontes si bien, on plonge si facilement, on glisse entre l'histoire, le quotidien, les cultures...grand plaisir de lecture
· Il y a presque 14 ans ·merielle
C'est superbe, émouvant de vérité. Les mots sont justes, merci.
· Il y a presque 14 ans ·mls
Un texte qui touche. Des mots justes et simples pour parler d'un quotidien si particulier, en même temps si loin et si proche...
· Il y a presque 14 ans ·Lézard Des Dunes
Ah les belles ardoises violine des Ardennes qui ne sont plus exploitées, des petites choses qui peuvent évoquer pour d'autres plein de choses.
· Il y a presque 14 ans ·yl5
Tu as raison, déroule, déroule, tu sais bien capter les petits riens de la vie
· Il y a presque 14 ans ·meo
Encore un texte qui ne se commente pas : beau récit, sacré peu de chose...
· Il y a presque 14 ans ·vicon
T'as raison. C'est toutes ces petits "peu de chose" qui m'inspirent en fait. Mais je crois que mon expérience du récit de vie m'a appris à les écouter avec beaucoup d'attention. Je vais, je pense, en dérouler un peu plus encore.
· Il y a presque 14 ans ·jones
c'est drôle, ma mère a toujours beaucoup raconté son enfance et plus.. je n'ai jamais pris de notes et aujourd'hui c'est mon gendre qui a commencé à l'enregistrer.. c'est une bonne idée, tous ces pas grands choses, ces petits riens qui font les vies, et les mémoires de familles
· Il y a presque 14 ans ·ristretto