Polarités (Partie 1)

merielle

Cette nuit là il faisait chaud et les fenêtres ouvertes n’y changeaient rien. Le lit moins confortable qu’à l’accoutumée, était empreint d’une odeur acide. Dans un sens, puis dans l’autre, j’essayai des postures propices au sommeil, pour finalement me décider à quitter les draps humides et boire un verre d’eau.

En direction de la cuisine, sous mes pieds le sol était glacé. Je sursautai ; En en sortant un verre à la main, je pris le temps de déambuler dans l’appartement pour comprendre d’où venait cette fraîcheur. Des engelures me piquaient le bout des orteils. Ils s’engourdissaient peu à peu. L’ensemble du sol, du parquet au lino de la cuisine en passant par la salle de bain, était gelé. L’étrangeté résidait dans le fait qu’au delà des chevilles, le reste de mon corps flottait dans une atmosphère brûlante. Celle d’un mois d’août caniculaire.

J’étais donc en sueur avec les pieds engourdis, gelés. Abasourdi, je parai au plus pressé et enfilai des chaussettes et une paire de chaussures. Touchant le sol de toute la paume de ma main, sans pouvoir l’y laisser, je pensai aux voisins du dessous qui devaient être morts de froid.

Nous étions peu d’habitants présents dans l’immeuble en cette période de vacances. Ce couple en dessous, moi et un nouveau locataire au septième étage que je n’avais encore jamais vu. L’appartement était resté vide durant de longs mois et ces deux dernières semaines nous avions bien compris qu’il ne l’était plus. Les goûts musicaux fortement affirmés au cœur de la nuit, le confirmait. Je n’avais pas eu envie d’intervenir et les voisins non plus. Notre tolérance relevait surtout d’une certaine lâcheté, j’en conviens, mais l’agressivité de la musique laissait présager que le mélomane n’était qu’un provocateur. Je ne manquai pas de déplorer cette attitude en compagnie de mes voisins, mais au fond je l’enviais. J’aurais aimé, moi aussi, écouter mes disques à n’importe quelle heure, avec autant de ferveur. Mais je me souciais trop de faire bonne figure auprès de l’ensemble des locataires. Peur du regard de ces personnes dont je ne savais rien. Je ne connaissais que trois personnes dans cet immeuble : ceux du dessous et ma voisine de pallier. Une sexagénaire illuminée. Les autres je les croisais. Parfois, sans identifier où ils demeuraient passé mon quatrième étage. Et je m’en fichais.

Inutile de connaître tout le monde. Le tout était d’être vaguement identifié, pour sa tranquillité et sa sécurité. Ridicule la sécurité. Les oscillations habituelles de la tête en guise de salutations, les formules vides dont on n’attend aucun retour, ne sont en aucun cas une garantie. Approfondir la relation consistait à emprunter un tir bouchon ou des allumettes, voire au fil du temps, en plantes arrosées, un verre partagé. Le cas de ceux du dessous.  Je n’en désirais pas plus. L’idée de me lier d’amitié avec un voisin me semblait pathétique. Les amis se devaient de vivre ailleurs, d’être rencontrés dans des contextes différents. La solitude ne pouvait qu’être à l’origine d’une amitié entre voisins. Cette conception me rassurait lorsque je croisais ceux qui illustraient cette amitié du désespoir. Ceux prompts à déblatérer entre deux étages. Leur intimité encombrait l’espace de mots et s’appropriait les paliers comme une continuité de leurs appartements.

 Les voisins du dessous !? Ce froid venait de chez eux. Une seconde, je me projetai la vue de deux cadavres, Patrice et Martine Orte, résolument refroidis. Aussi fasciné, qu'apeuré, je laissai cette image m’envahir. Soudain, je pensai à ma voisine de pallier. Est-ce que son sol était aussi gelé ? Elle qui marchait tout le temps pieds nus pour ressentir l’énergie de la terre (du quatrième) aurait pu me dire si ça concernait tout le palier. Malgré les chaussures, les engelures se multipliaient et anesthésiaient  toutes mes sensations. Il me fallait réagir. Déjà savoir si les Orte étaient encore en vie. Ils avaient passé la soirée chez eux et devaient dormir. Je regardai ma montre, elle affichait trois heures du matin. J’enfilai un pantalon et un pull. Il semblait évident que j’en aurais besoin et je pris même une veste. Le temps de sortir de l’appartement, j’étais en nage, excédé et nauséeux. Je pris le petit escalier en bois et senti au fur et à mesure de ma descente, un froid polaire s’engouffrer dans les fibres du pull jusqu’à en pétrifier la sueur. Je claquais des dents. Je frottai mes bras vigoureusement, sans résultats. La température avait largement chuté en dessous de zéro. J’hésitais à poursuivre ma descente ou à courir me prendre des gants, un polaire, un anorak et une vraie laine… Figé entre les deux étages, mon esprit fonctionnait au ralenti. Frapper à leur porte ? Comment feraient-ils pour venir m’ouvrir, s’ils étaient morts gelés ? Et d’où venait ce froid ? Surtout ça, d’où venait ce froid ? Je frissonnai ce qui m’extirpa de ma stupeur. Une question de survie, plus qu’une énigme à résoudre. Il me fallait plus de protection.

Et surtout suffisamment de renseignements pour ameuter les pompiers et le quartier. Je remontai mollement l’escalier, accablé par le froid comme par la chaleur. Chez moi, je m’appuyai contre la porte d’entrée, choqué, la respiration courte. La peur envahissait mon esprit. Que se passait-il exactement ? Et si ce froid montait subitement à l’étage ? Les Orte étaient-ils vraiment morts ? Qui appeler à cette heure-ci pour partager mon inquiétude et surtout trouver des réponses sur le phénomène ? Je préparai mon équipement avec anxiété. Je pris un nécessaire de campement du réchaud au sac de couchage, sans oublier une lampe torche. J’avais noté l’absence d’électricité sur le pallier. Je glissai dans mon sac à dos, deux thermos de café et de thé, ainsi que quelques fruits en plus de conserves. Je changeai de montre et attachai à mon poignet celle extrêmement sophistiquée que mon père m’avait offert à l’occasion d’un anniversaire. Tout cela semblait ridicule, mais j’avais enfin l’opportunité de porter cette grosse montre avec boussole et thermomètre intégrés, et je me sentais investi d’une mission. Une mission à ne pas minimiser. Suscitée par un contexte suffisamment étrange pour se faire un film. Je m’habillai donc plus chaudement de la tête aux pieds. Après avoir regardé une dernière fois l’appartement, il me semblait que c’était la dernière, je descendis droit dans l’escalier.

  • Me revoilà ou tout à commencer. Ou j'ai pris un grand plaisir à découvrir cette nouvelle étonnante, menée de main de maître. Une très grande qualité narrative du début à la fin, tu m'as embarqué et je t'en remercie. Mon coup de coeur pour "Polarités". Encore bravo et merci Mérielle !

    · Il y a presque 14 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Je découvre ton texte seulement aujourd'hui, mais je le trouve très alléchant ! Je pèle de froid (et pourtant, ici, au Sénégal il fait 30° !!) ! Bravo !

    · Il y a presque 14 ans ·
    Nature orig

    mls

  • "Après avoir regardé une dernière fois l’appartement, il me semblait que c’était la dernière, je descendis droit dans l’escalier." Celle là, elle sent la nuit des frayeurs, du Hitchkock en veux-tu, en voilà. Bravo Mérielle pour ton sens de l'intrique et du suspense. Rendez vous pour la suite...

    · Il y a presque 14 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • Merci à tous, ça encourage pour la suite.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Alice orig

    merielle

  • J'ai plongé la tête la première dans ta nouvelle puis j'ai foncé dans ma commode j'ai sorti les moufles, le bonnet M et j'ai fait un thermos de café et j'ai sorti mon plus chaud blouson ! J'suis paré pour la suite que j'attends avec impatience ! C'est très bien écrit, j'ai eu quelques frissons ! Bravo !

    · Il y a presque 14 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Comme Edwige. Génial Mérielle!

    · Il y a presque 14 ans ·
    Mn 35 orig

    lapoisse

  • oh yes ....moi aussi je veux la suite ...c'est trop prenant !!!

    · Il y a presque 14 ans ·
    Iphone 19novembre2011 013 orig

    Manou Damaye

  • J'attends la suite avec impatience. J'y suis, bien équipée, prête à toutes les catastrophes climatiques (et autres...). Super !

    · Il y a presque 14 ans ·
    Img 0789 orig

    Gisèle Prevoteau

  • Un suspens ponctué de pensées très intéressantes sociologiquement, une belle description, prenante... je suis accrochée ! j'attends la suite... avec intérêt. Merci Mérielle !

    · Il y a presque 14 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Ok, tu me préviendras, que je m'équipe écharpe, bonnet, gants. ;-)

    · Il y a presque 14 ans ·
    Arbre orig

    pointedenis

  • J'ai eu des problèmes d'enregistrement, des phrases qui ont disparu en fonction des paragraphes. ravie que tu aies tout de même envie de connaître la suite

    · Il y a presque 14 ans ·
    Alice orig

    merielle

  • Et après, que se passe t-il? Ne me dis pas qu'il n'y a pas de suite! C'est pas humain de me laisser poireauter comme ça à me cailler sur le palier!!!

    · Il y a presque 14 ans ·
    Arbre orig

    pointedenis

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