Polarités (Partie 6)

merielle

Nous courrions le long d’un couloir, aussi vite que notre surcharge pondérale le permettait. Marine s’appuyait, en plus, sur mon épaule, ce qui ne facilitait pas nos mouvements. Nous venions de quitter deux virages, quand derrière la porte que nous avions refermée, la vieille hurla. J’aurais dû penser qu’elle n’était pas morte, mais juste évanouie. Elle n’avait rien d’humain. Le plateau lancé par l’arrête, s’était planté avec une telle force dans le front de la vieille que la tête avait suivi contre le mur. Je restai immobile, la surprise me fit oublier ma mission. Je ne retrouvai mes esprits que lorsque Marine, clé en main, m’appela du couloir. Affaissée contre le mur, la tête en sang ornée du plateau, la vieille ne ressemblait plus qu’à une femme. Plus de monstre, de vampire, de démon. Mais le tremblement retentissant de la porte, tandis que nous enchaînions les couloirs, me rappela qu’ils étaient tous de retour et dégourdit mes jambes. Qu’est-ce que la graisse lui procurait… Jeunesse ? Energie ? Force ?… Simple protéine ?... Et maintenant ?...

La réponse fût une porte, devant nous, semblable à celles des châteaux moyenâgeux. Immense porche en relief. La sortie s’offrait enfin. La transpiration, qui baignait nos corps et dégageait des vapeurs délétères, ne nous gêna pas pour nous prendre dans les bras. Nous étions heureux. Convaincus de sortir. De nous sauver. C’est à ce moment que je pris conscience de notre nudité. Les dessous seyants, à l’origine, s’étaient dissouts dans cette disproportion corporelle. « Nous trouverons de quoi nous vêtir dès que nous aurons franchi cette porte ! » assurai-je. Nous vêtir ? Encore une fois, un mot héroïque. Tout semblait possible depuis que je n’avais plus aucune notion du temps ni des lieux, mais pour le pire. Donc, comment pourrait-il se trouver des vêtements, à nos tailles, derrière la porte?

J’avais peur.   

La porte s’ouvrit sans effort, sur un jardin bordé d’une forêt. Effectivement, nous trouvâmes de larges feuilles d’arbres inconnus et des lianes qui cachèrent l’essentiel. Nous progressions, vêtus de notre bardage, dans une nature relativement dense, aux arbres immenses et étranges. Ils s’élevaient en tir bouchon et courbaient leurs cimes vers le sol, comme pour ne pas toucher le ciel. C’est à leurs feuilles que nous devions une pudeur assumée du ridicule, mais aussi l’obscurité ambiante. Plus nous avancions, moins nous nous sentions sécurisés. Bientôt la nuit tomba. Impossible de voir à plus d’une longueur de bras. Nous trouvâmes refuge sous l’une des quelques fougères géantes qui parsemaient le bois. Je redoutais que nous ne tombions sur un animal sauvage, mais chassai vivement cette pensée, de peur qu’elle ne devienne réalité. Marine se blottit contre moi et s’endormit. Je la rejoignis rapidement.

Au réveil nous avions faim, notre soupe de gavage nous manquait. Je me sentais faible et Marine aussi. Nous devions poursuivre, nous éloigner de la demeure de Rita. Elle finirait bien par trouver le moyen de sortir. Je trouvai des morceaux de branches, idéales pour des béquilles, et les donnai à Marine. Je me sentais fier. Comme après avoir fabriqué un radeau pour fuir un naufrage.

Nous marchions depuis des jours, au point que se forme, sous nos pieds, une corne de peau extrêmement dure. Ils s’étaient teints de vert, au fil de l’usure des feuilles qui les protégeaient. Nous ne sentions plus les petites coupures des premiers jours. De fait, notre poids, à nous nourrir d’herbes et de feuilles (sans jamais savoir vraiment, si elles étaient comestibles), avait considérablement chuté en dessous de son chiffre originel. Soudain, une petite clairière apparu devant nous. Nous la traversâmes en courant, nous sentant trop à découvert. Le bois, finalement, nous rassurait. D’ailleurs ce sentiment de sécurité venait de l’absence de faune, bien qu’au contraire, ce défaut, surtout en forêt,  eut dû nous inquiéter.

J’aperçus, au loin, un petit cabanon et entraînait Marine dans sa direction. Il nous fallait agir avec prudence. Le propriétaire, s’il y en avait un, pouvait être aussi hostile que Rita le succube. Je lui avais trouvé un nom composé qui me plaisait bien. Comment mon esprit parvenait-il à vagabonder alors que nous approchions par l’arrière ? Surtout que ce n’était pas un succube, mais un vampire. Les vampires buvaient-ils la graisse ? Tout en marchant autour de la cabane, en faisant le moins de bruit possible, j’optai pour Rita la cannibale. Avais-je besoin de cette idée ? L’image se dissipa quand Marine proposa d’entrer. Je scrutai une dernière fois les alentours et vis brusquement, à quelques pas de l’habitation, ce que nous ne pouvions envisager : un cimetière.

Il occupait bien cinq cent mètres carrés devant le cabanon. La première tombe était située à deux mètres à peine de la porte d’entrée. Un frisson parcourut mon dos et Marine me guetta peu rassurée. Nous n’avions pas le choix. Nous serions à l’abri à l’intérieur. J’ouvris avec précaution la petite porte.

Contrairement à son aspect délabré extérieur, la cabane était chaleureusement décorée, propre et meublée. Des fleurs séchées et des aquarelles s’exposaient ci et là, entre commodes et murs. Les peintures représentaient la forêt, que nous venions de quitter, par une journée ensoleillée, mais aussi le cimetière, et des portraits de femmes et d’hommes trentenaires. Je remarquai un coin avec un poêle et de grands bidons d’eau,  non loin d’un petit lit. Une table ronde au bois brun, avec trois chaises, trônait près d’une petite cheminée. De grandes étagères exhibaient un ensemble de vaisselles, de casseroles, de bouteilles de vin et même quelques livres. Un panier empli de pommes-de-terres, de légumes, de salades et de fruits, reposait aux pieds de la table. Quelqu’un habitait ici et ne tarderait pas à revenir. « La cabane n’est pas abandonnée…» dit Marine. J’acquiesçai de la tête. Que faire ? Prendre le risque d’attendre le propriétaire qui pouvait être un…? Un quoi ? Loup-garou ? Psychopathe ? Simple garde forestier ? Fallait-il quitter les lieux  et se remettre au régime végétalien?... « Et si nous mangions ? Proposai-je. Nous avons de quoi faire un vrai repas. » Quitte à subir quelques atrocités de plus, autant que ce fut le ventre plein.

Marine avait compris mon raisonnement et s’installa immédiatement pour peler des pommes-de-terres, tandis que je lavai la salade et dressais la table. Dans ces gestes d’un quotidien oublié, je nous ressenti comme un couple soudé. Profitant de la cuisson de la potée dans l’âtre, à l’aide de seaux d’eau, nous nous lavâmes méticuleusement pour la première fois depuis une éternité. Ce fut comme de se défaire de toutes les mésaventures, renaître à la vie, redevenir humains. Nous avions pris possession des lieux comme si nous en étions propriétaires. 

J’avais oublié le goût des pommes-de-terre cuites au feu de bois, si je ne l’eus jamais connu. Nous mangeâmes avec volupté ce festin imprévu, dégustant les fruits délicieusement juteux et sucrés en dessert. Repus, nous ne voulions que dormir. Nous nous allongeâmes sur le lit minuscule. Je ne pensai plus à rien. Je me sentais vivant. Marine me regarda longuement et m’offrit sa bouche. Je la parcouru de la pointe de mes lèvres, avant de l’aspirer avec volupté. J’avais oublié (là encore) comme il était bon de faire l’amour à une femme, surtout après une période d’abstinence. Ecrasés de fatigue, nous glissâmes dans un sommeil profond avec le sourire.

Des pleurs… Un désespoir intense. Une voix inondée de sanglots me fit sursauter. C’était celle d’une femme. Elle expliquait qu’elle était morte d’un accident de la route en 1983. Elle parlait du choc, de sa tristesse d’avoir laissé ses enfants seuls avec leur père. Une autre voix se superposa. Celle d’un homme, mort en tombant du toit de sa maison en 1998. Tout aussi désespéré, il donnait les détails. Puis d’autres voix s’ajoutèrent, racontant, toutes, les circonstances de morts récentes ou plus anciennes. L’accumulation des pleurs créa une cacophonie insupportable dans la maison. Marine tremblait à mes côtés tout en tenant sa tête entre ses mains.

Je me levai et allumai une bougie. « N’y va pas !chuchota-t-elle. Ce sont eux, les morts ! ». Je répondis que j’avais besoin de savoir ce qui se passait. « Ils errent ! », lâcha-t-elle comme une évidence. Des morts qui erraient ! Pourquoi pas des zombis !? Non. Ils n’existent que dans les films. Cependant ma main trembla, et la flamme vacilla.

J’allai vers la porte. J’espérais, bien que je trouvais l’idée stupide, ne pas me retrouver face à un ensemble de morts vivants déambulant dans le cimetière. J’ouvris, rien ne bougeait dehors, mais les voix s’amplifiaient. Tout le cimetière résonnait de façon assourdissante. Des dates, des mots relatant les circonstances de décès, des pleurs, fusaient de toutes parts. Je retournai auprès de Marine me sentant démuni. Nous attendîmes et dès les premières lueurs de l’aube les voix s’estompèrent peu à peu.

« Nous ne pouvons pas rester ici, déclarai-je. Nous devons continuer.

- Continuer quoi ? Pour aller où ?

- Nous devrions explorer les alentours. Il y a bien un moyen de rentrer chez nous. »

Marine avait les yeux ornés de cernes profonds et je ne devais pas avoir meilleure mine. J’avais évoqué ce qui nous paraissait n’être plus qu’un vague souvenir…Chez nous. Etions-nous encore quelque part sous l’immeuble ? Avec ce ciel, cette forêt… peut être une autre dimension ?

Après un petit déjeuner succinct, nous partîmes à la recherche d’un indice, d’un chemin, mais rien de probant ne se présenta. Nous rentrâmes découragés et à notre grande surprise le panier près de la table contenait de nouveaux mets, dont un poulet déplumé. Quelqu’un s’amusait à nos dépends. Marine déclara que les morts nous protégeaient et je la regardai comme si elle même venait de se métamorphoser en cadavre. Il ne manquait plus qu’elle perde la tête et l’aventure atteindrait son apogée ! Nous mangeâmes avec moins d’enthousiasme, mais le repas fut tout de même appréciable. Evidemment dans la nuit, le même scénario nous tira de notre sommeil…

Sept nuits s’écoulèrent ainsi à notre grand désarroi. Chaque jour nous tentions de trouver le moyen de sortir du bois, sans revenir sur nos pas et donc vers Rita. Mais toutes les voies empruntées nous ramenaient à la cabane. Pas une seule visite d’un hypothétique propriétaire, cependant, chaque fois, à notre retour, le panier était rempli de nouvelles denrées. Nous étions épuisés par nos nuits trop courtes. Le huitième jour je demandai à Marine de rester au cabanon afin de voir qui remplissait le panier. Je n’avais pas osé le lui demander plus tôt et l’un de nous devait poursuivre les recherches afin de trouver la sortie. Car il y en avait une, nous le savions. La jactance des morts nous était devenue familière et parfois nous nous permettions des commentaires sur les sempiternels refrains. Nous eûmes même un fou rire dans la nuit et c’était peut être en cela que le jour semblait propice pour qu’elle reste au cabanon.

Marine se posta donc dans un coin afin que l’on ne la vit pas tout de suite en entrant et je partis seul dans le bois. Lorsque je revins, encore sans résultat, Marine préparait le repas avec un air contrit. Je l’embrassai et lui posai la question qui me brûlait les lèvres. Elle s’était assoupie et bien sûr à son réveil le panier était garni. Inutile de s’énerver, cela n’aurait rien changé, mais j’étais déçu. Nous dînâmes silencieusement, après avoir choisi de rester tous deux le lendemain, car la solution dépendait peut être de ce panier.

Cependant, la huitième nuit nous décida à quitter définitivement les lieux. En effet, la voix de Marine ainsi que la mienne se mêlèrent aux autres, puis se détachèrent distinctement. Elles racontaient, emplies de nos pleurs, les circonstances de nos morts futures, dates à l’appui. Marine en fit une crise de spasmophilie et je restai prostré, comme un demeuré, en état de choc. Je dus intervenir afin de la calmer. Prise de hoquets,  ne cessant de répéter qu’elle n’était pas morte, ses mains crispées avec les ongles plantés dans les paumes jusqu’au sang, elle semblait complètement folle. Je n’en menais pas large, mais je me devais de reprendre la situation en main. « Demain, nous partirons d’ici, je te le promets » lui dis-je en la berçant doucement, bien qu’en mon fort intérieur je ne voyais pas plus d’issue possible. Nous restâmes ainsi, l’un contre l’autre tout le restant de la nuit. Je tenais entre mes mains les oreilles de Marine et passais mon temps à la couvrir de baisers. Elle s’endormit peu à peu, tandis que j’écoutais les voix saisi d’une angoisse accablante. Au matin, tandis que Marine sommeillait encore, je coupai quelques fruits et nous préparai quelques légumes pour la route. Je ne savais pas ce que nous ferions, mais je me sentais confiant.

Un bruit provenant du sol m’interrompit. Je me tournai vers le lit. De nouveau, un son sourd résonna. Je me penchai sous le lit et y vis une trappe. Sans hésiter, je l’ouvris, risquant peut être nos vies, mais nous n’avions plus rien à perdre. Un escalier s’enfonçait dans une pénombre immobile et je sus que je venais de trouver la sortie. Je réveillai Marine, pris notre encas et la poussai encore endormie dans la descente. 

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