Portrait craché

Chloé. S

                                                           Portrait Craché

« Z’avez qu’à changer de métier si z’êtes pas contente…» J’adore le pragmatisme de mes contemporains. Voilà tout ce que le morceau d’ulcère qui se tient en face de moi trouve à me dire. C’est sûr que je l’ai servi un peu à l’arrache… mais je suis crevée et je déteste ce boulot de merde.

Artiste inconnue, trentenaire célibataire -pas moche pourtant-, dégoûtée par les hommes -tous des crevards-, je pourrais être l’héroïne de n’importe quelle série télé à la con. Pourtant, putain, j’en ai fait des efforts pour que ma vie ressemble pas à ça. Il y a quelques mois, j’étais encore avec un mec, je bossais tous les soirs dans mon atelier, j’avais une expo en vue...

Mon ex : il s’appelle Maxence. Il est beau, il est perdu, il fout rien de ses journées mais c’est pas ça qui me dérange. J’ai jamais choisi un mec en fonction de son boulot. J’ai pas non plus le don de les choisir pour leurs qualités. Si je devais lui en trouver une seule… mmmh ?…

Il faudrait que j’arrive à cerner pourquoi je tombe toujours sur des paumés qui savent pas quoi faire de leurs dix doigts, des mecs qui te plombent avec leur spleen quotidien.

Des mecs qui commencent à mettre des cheveux blancs mais qui ressemblent à des ados vivant encore chez leur maman. Des types qui peuvent rien entreprendre s’ils ont pas au moins trois potes d’enfance pour leur tenir la main, des hommes qu’il faut porter comme s’ils étaient pas encore nés, découragés d’avance de n’avoir rien entrepris depuis qu’ils ont abandonné le lycée, auxquels tu dois parler trois heures pour leur expliquer un truc complètement évident sur leur fonctionnement, leur dépression, leur alcoolisme, leurs p’tits problèmes perso, leur disharmonie fondamentale.

C’est vrai qu’on était en pleine crise. Moi, j’avais trouvé un sens à ma vie. Ou un non sens. Je sais pas. Du coup je me sentais bien : envie de voir des gens, de montrer mes tableaux, d’en parler, envie de construire. Pas une famille. Pas un couple. Quelque chose d’indéfinissable qui ne peut exister qu’à travers l’art.

Maxence, lui, il se contentait de répéter toujours la même chose : la vie c’est de la merde, le monde est pourri, les gens aussi, la peinture c’est bien mais rend-toi compte que tu n’es qu’une petite goutte dans un vaste océan. Comme si « océan » tout court c’était déjà pas assez ! J’adore ces phrases toutes faites, décourageantes au dernier degré. Pourtant, il peut pas s’empêcher de garder un œil sur tout ce que je fais. Particulièrement depuis qu’un galeriste m’a remarquée.

Pas moi, mes œuvres.  

Il a flashé sur mes tableaux. En particulier sur le seul que j’aurais jamais accepté de vendre. Je venais de cracher le portrait d’un homme, un très célèbre businessman, trafiquant d’armes, personnalité répugnante capable à elle seule d’incarner toute la putain de logique capitaliste qui gouverne l’univers, tout le dégoût que m’inspirent ces industriels du génocides, ces traders de l’humanité, ces fabricants de pauvreté, tous ces tisserands de la misère et de la mort.

Je l’ai peint. A travers lui, ils étaient tous là. Il se détache sur un fond noir, abîmé, moucheté de sang. A la place des mains je lui ai mis deux bazookas, couverts de sang, j’ai étalé plein de rouge, des touches de couleurs épaisses, tout en relief. Je lui ai fait des prunelles en acier. Une mâchoire crispée. Des pieds baignant dans la douleur humaine. A la place du cœur je lui ai mis un derrick. A la place des poumons, j’ai peint des tiroirs caisse. Mais on le reconnaît. Parfaitement. On retrouve la forme de son visage, ce même sourire qu’il affiche dans tous les médias, ce même costard, noir, impeccable : Julian dans toute sa détestable splendeur.

Une fois terminé, je le montre à Maxence. Il me dit que c’est vrai, putain, que ça lui ressemble énormément. Et on reste là comme deux ahuris broyés sous le symbole de l’oppression,  on regarde ce tableau immense, écrasant. « Je le vendrai jamais celui-là, je ferai pas de l’argent avec une toile qui dénonce toute cette pourriture, je me ferai pas de la tune sur la putain de pourriture ! » Maxence s’étonne « Pas même pour un million ?» «Non. Et puis qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’un million ? Manquerait plus que ça… »

Ça l’énerve que je dise ça, mais je le pense. On se prend la tête : je suis idéaliste, j’ai pas le sens des réalité, on pourrait faire des tas de trucs biens avec un million… Moi, je crois surtout que je me fais pas chier à essayer de réfléchir, à m’affranchir le plus possible, à rejeter un tas de principes qui me font vomir si c’est pour toujours trahir les miens.

 Plus je regarde ma toile et plus y a un truc qui m’interpelle. Quelque chose d’indistinct qui s’éclaircit au fur et à mesure… Comme une petite ressemblance avec Maxence. « Putain, c’est étrange quand même, j’ai pas fait exprès mais y a un petit peu de toi dans ce portrait » Il ne trouve pas du tout et ça le vexe. J’essaie de me rattraper, histoire d’éviter la crise des dix heures du matin : « Tu devrais être flatté, c’est que je pense grave à toi. »

Après, je suis sortie pour aller faire un putain de papier administratif à la con, genre Caf et compagnie. Je demande à Maxence de me garder l’atelier. Je file. Au lieu des quinze minutes initialement programmées, ça dure deux heures.

Il y a une semaine que j’ai enfin appris ce qu’il s’est passé, ce jour-là, à ce moment-là, à la seconde où mon esprit s’évadait de la file d’attente où je moisissais pour chopper un ticket - pour prendre un rendez-vous- pour qu’on me reverse mes allocs - pour que je puisse assumer mon loyer. A cette seconde-là, où je me voyais armée de mon pinceau, pointant mes ennemis comme un snipper, prête à tout dégommer : mon existence basculait.

Quand je suis revenue à l’atelier, je trouve la porte entrouverte. Pas de trace de Maxence, à part sa putain de tasse pleine de café fumant que je lui demande toujours de pas poser sur mon carton à dessin. Même s’il est fermé.  

Je sens comme un vide. Une chose qui me dérange. Je renonce à pulvériser du regard les miettes de tabac qu’il a semées un peu partout sur mon bureau. Je lève la tête. Plus de tableau. Je fonce dans la rue, je cours n’importe où comme s’il allait surgir le connard qui s’est barré avec mon œuvre. Je maudis ce putain de Maxence, je le déteste. Je lui confie mon atelier, il se barre acheter des clopes, j’ai plus de tableau.

C’est le pire truc qu’il pouvait me faire. Abandonner mon atelier. Même trois secondes. Je suis pleine de spasmes. J’interroge tous les gens du quartier. Je retourne à l’atelier. Je tourne comme une folle. Toujours pas de tableau, toujours pas de Maxence.

Il est jamais revenu. J’ai jamais pensé qu’il était parti avec le portrait et ça m’a rendue encore plus triste. J’ai trouvé cette trahison encore plus louche. 

Mais, il y a une semaine, je reçois une carte. Une île avec des cocotiers. Je la retourne : Maxence ! Je me dis qu’au moins il manque pas d’humour :

Salut, une petite carte pour te dire que moi, je sais quoi faire avec un million. Tu ne le croiras peut-être pas mais quand t’es partie t’occuper de nos allocs, un type qui passait là est entré. Il a regardé le portrait de Julian. Il s’est reconnu. C’était lui. Il le voulait, il en démordait pas. Alors je lui ai vendu. Le prix maximal. De toute façon il m’a dit qu’il ne marchande jamais une toile, qu’il aime payer très cher toutes ses œuvres d’art. Que ça lui permet de passer pour un esthète.

J’ai pensé que tu m’en voudrais. Alors je suis parti. Voilà. Au moins tout ce fric ne souillera pas ton âme d’artiste. C’est ça qui te faisait flipper, non ? XXX Maxence.  

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