Quand les hommes se cachent pour mourir (5/7)

Anne S. Giddey

- Dis quelque chose !

La tribu titubante venait de reprendre la route en laissant la petite dernière derrière elle.

- Parle-moi, Pierrick !

Marie aurait voulu qu’il avoue, qu’il demande pardon. Rien ne nous rendrait Sarah, mais il devait parler. Elle déversa sa douleur sur lui, en vagues violentes. Les mots se soulevaient sous la colère, déferlaient sauvagement avant de refluer pour une brève accalmie écumante. Mais la prochaine lame de fond était déjà en gestation, elle ne tarderait pas. Quand ils me déposèrent devant chez moi, Pierrick était prostré. Spontanément, j’aurais voulu poser ma main sur son épaule, une main qui réconforte. Ai-je seulement pensé ce bras qui se tend ? Peut-être en ai-je fait l’esquisse, un geste inachevé que je rumine encore. Je me demande si j’aurais pu sauver mon fils à cet instant-là. Je me le demande tous les jours.

Pierrick est resté muet, muré. Marie a longtemps essayé avant d’abandonner la partie, épuisée. Elle l’a laissé là, dans la cuisine, et partit chercher un sommeil artificiel dans un verre d’eau et un somnifère. Le lendemain, Pierrick était loin. En pleine nuit, il a dû se diriger d’instinct vers la terrasse de La Bergerie. En suivant le chemin tortueux, il s’est peut-être souvenu des histoires que je lui racontais quand il était enfant. Des siècles révolus, des promeneuses opulentes, le chapeau en pagaille, qui découvraient à dos de mulet la Mer de Glace. Pure illusion, je sais, je suis une vieille radoteuse orpheline de père et de fils. Pierrick ne pensait à rien, ne voyait rien. Peut-être s’est-il quand même retourné une fois sur le village en contrebas ? Le sommeil des maisons, la course arrêtée des enfants et l’odeur des restes froids de la soupe du soir. A travers la buée des fenêtres, les feuillets des calendriers frémissaient. Table rase sur mars, c’était au tour d’avril de s’afficher. Cette nuit-là, les giboulées s’insinuaient de partout. Elles ont dû cueillir Pierrick de plein fouet, faisant pression sur les mailles serrées de ses vêtements. A-t-il décidé de tout ouvrir, de se laisser pénétrer par le froid par tous les pores ? En tout cas, il a enlevé sa veste, son bonnet, ses gants. Il ne les avait plus quand on l’a retrouvé. Il s’est donné au froid avec la même force qu’il avait essayé d’en préserver Sarah en isolant le Vieux Logis. Il s’est assis torse nu, les pieds bleus dans la neige blanche, laissant la glace l’immobiliser, le faire sien, l’amalgamer à la montagne. Quelques verres abandonnés sur une table de la terrasse furent les seuls témoins du drame. A moins qu’ils n’aient joué l’assemblée des juges ? Coupable. Aux sept coups de l’aube, la vieille Mathilde cognait le chemin de sa canne. Si elle est passée à proximité de Pierrick, elle ne l’a pas vu. L’a-t-il entendue ? Le bruit mou et régulier du bois dans la boue, dans le bas de la vallée. Dans ce pays, l’âme a tout le temps d’éclore. A-t-il jeté un dernier regret dans un cri gelé ? Le claquement sec sur la croûte de glace, au fur et à mesure que Mathilde s’élevait. La solitude n’avait plus de regard ce jour-là, elle avait les paupières lourdes.

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