Tolérance zéro

Oh non, pas lui ! Comme d'habitude il parle fort. On l'entend arriver de loin, avant même qu'il n'ait poussé la porte du bistrot. Kévin n'a généralement rien d'intéressant à dire mais il parle fort, c'est sa façon de s'exprimer. Quand il est là, les autres ont tendance à s'effacer. Ils l'écoutent. Pas parce qu'ils aiment ça, parce qu'ils n'ont pas le choix.

"Fred, tu remettras une tournée, c'est pour moi !" Si Kévin ouvre beaucoup sa gueule, il ouvre aussi son porte-monnaie. C'est sans doute une façon pour lui de gonfler son capital sympathie. Enfin, c'est ce qu'il croit, parce qu'au bout du compte c'est son entourage qu'il gonfle, et pas qu'un peu.
"Eh, tu connais la dernière ?" Et voilà ! C'est reparti pour une série interminable de blagues à deux balles dont lui seul a le secret. A mon avis il doit pêcher ses vaseuses sur internet le matin en prenant son petit-déj, tout content de lui, certain qu'il va encore passer une journée à amuser la galerie.

Le matin, il doit aussi passer pas mal de temps devant la glace, à en juger par la précision chirurgicale avec laquelle il taille sa barbe. Pas un poil rebelle, pas une coupure collatérale, pas le moindre défaut de symétrie, c'est du grand art, ou du grand n'importe quoi selon les points de vue.
Et je ne vous parle pas du parfum qu'il dégage. Là non plus il ne fait pas dans la demi-mesure. Si on l'entend avant qu'il ne soit là, on le sent aussi après qu'il est parti. Et moi, justement, je peux plus le sentir. Son survêtement blanc italien, sa casquette NBA et sa berline allemande sont autant de signes extérieurs de sa vacuité intérieure. "Tu sais combien elle m'a coûté cette casquette ?", martèle-t-il à qui veut (ou ne veut pas) l'entendre. Aucune idée du prix de ton couvre-chef, Kévin. Mais s'il est à la hauteur de l'air con qu'il te donne, ça a effectivement dû te coûter bonbon....

Bien sûr, personne ne lui parle comme ça à Kévin. Parce que tout le monde le craint. En effet, si la plupart des exploits dont il se vente sont bidons, sa ceinture noire de karaté, elle, est bien réelle, comme sa carrure de catcheur, son mètre quatre-vingt-dix et ses bras de déménageur.
Il va sans dire que je ne goûte guère à la personnalité outrancière de Kévin, mais finalement je l'accepte volontiers ce verre qu'il m'offre de bon cœur. Je l'accepte et je trinque avec lui en arborant un large sourire, car en plus d'être hypocrite, je suis fauché, couard, et alcoolique.