Tu rêves haut-fond

petisaintleu

Mon lapin, je te propose de t'embarquer contre vents et marées. Je m'engouffre dans ta brèche avec l'objectif de te ramener à bon port. Le branle-bas est déclaré. Je suis un armateur de belles choses et je t'ordonne moussaillon de briquer mon entrepont avec toute la vigueur nécessaire pour satisfaire ton capitaine. Viens jouer au malouin avec moi, en Corse ou en Eire.

Une fois l'affaire faite, tu hisseras haut les couleurs. Lève tes voiles et  jauge mon  tonnage du regard. Si tu es une bonne vigie, tu verras que mon sextant n'attendait que toi pour que je mette à la barre et pour tirer des bords. Nous embarquerons pour le Levant, cette destination qui fait tant fantasmer la Royale.

Je dois reconnaître que tu es un habile matelot à la manœuvre. Tu sais t'y prendre pour me faire gîter. Tu as le compas dans l'œil et tu me sondes du regard pour éviter que ma cargaison ne parte par-dessus bord. Tu es encore loin d'avoir mouillée et nous n'avons aucune raison de décharger la marchandise.

Pour l'instant, tu t'échoues sur mon étrave. Ton accostage soulève en moi une vague de fond qui ferait virer de bord n'importe quel foc. Si j'étais terre-à-terre je t'appellerais tentatrice. Mais nous somme en mer. Pour éviter que la sirène ne m'entraîne vers un haut-fond, je déclenche la corne de brume. Mon écoute a des limites et je n'ai pas assez de grain pour aller de Charybde en Scylla. J'ai donc préféré fermer les écoutilles.

Nous reprenons le large après que j'eus balisé de n'être que ta figure de proue. Après t'avoir sondée et louvoyée, car je suis quelqu'un qui fais gaffe, je m'arraisonne. Je me dis que notre odyssée ne manque pas de sel marin et qu'il n'y a pas de raison que nous partions à la dérive. En souriant, tu me dis que c'est dommage. Tu aurais adoré que je tombe dans le panneau et que je te punisse à coup de verge. Il faut croire que tu es moins éclairée qu'un phare. Nous n'en sommes plus à la flibuste et ne compte pas sur moi pour te conduire dans cette galère.

En grimpant à mon mât, point d'albatros à l'horizon. À peine une vague odeur iodée qui te rappelle la moule de bouchot. En redescendant, fatiguée par l'effort, tu fais une pause et te régale d'une tranche de beaufort. À mille lieues de t'amarrer à une bitte, tu te dis alors que la quille, ce n'est pas pour demain. Nous approchons bientôt de l'exécrable et obscène Tropique du Cancer. Si nous avions mille heures à tuer, nous pousserions vers le Pot au noir, cette zone de convergence intertropicale qui t'évoque des captifs aux corps d'ébène. 

Tandis que tu prenais ton quart, je m'assoupis bercé de bâbord et tribord par mon hamac. Dans le courant de la nuit, tu vins me réveiller. La tempête s'était levée, fouettant d'embruns ton visage. Alors qu'une grave avarie vint mettre en péril le navire, le menaçant de naufrage, tu pris ton courage à deux mains. Faisant fi des lames et des paquets de mer qui en secouaient les flancs, tu écopas, pompant de toutes tes forces pour évacuer au mieux les eaux et pour éviter qu'elles n'envahissent le vaisseau par la poupe. Dans une dernière embardée pour préserver le tirant-d'eau, j'eus à peine le temps de te saisir par la main pour ne pas que tu sois débordée.

Quand tu te réveillas, tu étais bien ancrée au fond d'une chaloupe. J'avais craint pour ta vie. Pendant trois jours, tu déliras, perroquet halluciné de la même litanie. Tu te croyais pirate jouant du canon puis montant à l'abordage, le sabre entre les dents. Pas de quartier, équipage comme officiers, tout le monde finit en soute. Les têtes de nœud les plus récalcitrantes finirent par se calmer et baissèrent rapidement leur pavillon. Je te voyais sourire, trop heureuse de mettre  le grappin sur tous ces hommes, amiral d'une escadre d'esclaves livrée à tes bons plaisirs.

Nous fûmes recueillis par un chalutier. À peine remise de notre mésaventure, ce fut plus fort que toi. Tu te montrais aguicheuse, déjà prête à ramener dans ton chalut tout un ban de maquereaux, l'écume aux lèvres.

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