un carnet de notes

Eric Rktn

Il est de ces vacances reposantes où l'on aime simplement glisser les pieds sous la table. Je revenais de Londres et j'étais tellement pressé à l'idée de me prélasser sur le sofa que j'avais fait envoyer mes valises depuis ma chambre d'hôtel à la maison familiale, bien après mon départ.

Mauvais calcul.

Il était bien évident que tous mes accessoires comme mon couteau à melon ou mon porte cigarette en ivoire manqueraient à l'appel, je m'y attendais. Mon carnet de notes, moins. Je retournais dans tous les sens la valise cherchant un recoin oublié, rien. Je recommençais, cette fois ci en allant jusqu'à découper dans la toile au cas où il se serait logé dans un double fond dont je ne connaissais l'existence. Même résultat. J'eus une soudaine empathie nostalgique pour ces junkies à qui il leur manquait une dose, sauf que de mon côté il etait impossible d'en racheter dans un commerce.

D'autant plus que je venais d'y finir une nouvelle, "le jour où je n'ai pas tué ce mec à Reno", qui allait passer sous les doigts gras de mon éditeur véreux. Et comme s'il paraissait au courant, il m'appela dans l'après midi:

"Alors, Albion est toujours aussi perfide?
- Ferme-là Al, j'ai encore des restes de pudding qui flottent dans l'estomac et les dents du fond qui baignent rien que d'y penser.
- Ah ah fort bien, et cette nouvelle dont tu m'as parlé, je peux donner le feu vert à l'impression?
- Une nouvelle? Quelle nouvelle? Une bonne nouvelle? Ah, cette nouvelle, je dois encore fignoler les détails, je te tiens au courant.
- Justement..."

Je lui raccrochais au nez, l'air de rien. Il rappelera. Plus tard, quand mon problème sera résolu.

C'était fâcheux, surtout qu'il ne m'avait rien publié depuis des mois et mon avance était déjà consommée, au grand bonheur de Gigi, tenancier du bar du même nom à Barbès. Je sonnais le Livinston Hotel de Londres. Quoi, encore un appel de Al? Qu'il attende. Pas de réponse. Bon.
Je décidais de les joindre par tous les moyens que la modernité mettait à ma disposition : Lettre, fax, e-mail, sms, hibou voyageur. Sitôt dit, sitôt fait, il était maintenant temps de repasser chez ce bon vieux Gigi pour lui annoncer mon retour en ville à grands coups de Long Island exotiques.

C'est avec une prodigieuse gueule de bois et des lunettes fumées que je passais le lendemain chez le marchand de journaux en bas de chez moi, un petit vieux en jersey vert troué à grosses mailles et d'épaisses montures à double foyer, ressemblant à une taupe ahurie qui vous devisageait toujours comme si vous alliez lui voler un magazine.
L'animal posa son regard suspect sur moi alors que je cherchais ma gazette. Pris d'une paranoïa subite, je me demandais en combien de temps il pourrait sortir de son minuscule box en plastique et quel genre d'arme il utiliserait pour me punir de mon larcin. Une bombe au poivre sûrement, non. Ce genre de taupe est bien plus vicieuse, plus maline. Il était plus probable qu'un filet tendu au plafond s'abatte sur moi, m'immobilisant. En traitre qu'il était, il n'aurait pas à bouger le petit doigt et se satisferait d'une capture facile avec un rictus moqueur et d'un rire mi-diabolique mi-triomphant. Il me traînerait alors dans l'arriere boutique, pour m'écorcher vif avec un couteau à beurre rouillé et jeter du sel de Guérande sur mes plaies. A peine coterisé, il en remettrait une couche épaisse au citron et me jeterait dehors entièrement nu, comme un malpropre.

Qu'est ce que je raconte?

Est-ce que j'ai vraiment pensé ca?

Depuis combien de temps je le regarde fixement?

M'a-t'il entendu?

Où est le filet?


Je me mis une claque sonore pour me réveiller, la taupe sortit de sa torpeur et regarda ailleurs.

Tiens donc.

Je trouvais ma gazette, avec en première page une nouvelle, ma nouvelle, sous un autre nom. Al. Saloperie criminelle. Il n'avait même pas pris le soin de changer le titre. Pourriture.

Je pris un café. Deux. Avec du cognac. Et du whisky.

Comment avait-il récupéré mon carnet? Il était clair que seul lui savait où je logeais à Londres, cela faisait sens. Qu'en avait-il fait? Allait-il gagner plus d'argent que moi? C'était le lot commun des jeunes premiers, et Al ne serait pas le dernier à faire la fine bouche.

A la reflexion, y avait-t'il des signes avant coureur d'une telle roublardise? Comment ne l'avais-je pas vu arriver? Est ce que ses autres clients étaient au courant du fieffé larron qu'il était, peut être que oui, avaient-ils déjà porté plainte? Les questions s'empilaient plus mal que des briques de Tétris dans une partie perdante sans que je n'en fasse une seule ligne. Il fallait faire quelque chose, mais quoi?
Est ce que cela en valait vraiment le coup?

Entre autres vertiges, il me vint une envie terrible: et si je collais une bastos dans le buffet de mon éditeur? Juste pour lui faire peur. Pour rire. Et puis ca serait le comble de l'ironie pour le titre de ma nouvelle, voire même pour une suite: "A Réno no, à Paris oui".
Je passais chez l'armurier, pris un maxi menu 9mm automatique à emporter avec un grand chargeur et un supplément balles perforantes. Je m'autorisais même un étui en cuir de vachette, par caprice. Payable par carte. Merci. Je fonçais derechef au bureau de Al. Sans plus me poser de questions.

Message sur le répondeur:

"Ouais, c'est Al, tu ne réponds toujours pas à mes appels, sale raclure. C'était pour te dire que ton service de chambre à Londres nous a rapporté ton carnet. Bravo mon cochon, ta dernière nouvelle, c'est de la pure à renifler sur les fesses d'une escort de luxe en première classe. J'étais tellement emballé que je l'ai publiée tout de suite, sous mon nom comme tu ne passais pas pour signer ton contrat, mais l'argent est pour toi hein, moins ma commission bien sûr... Attends, un imbécile fait un boucan d'enfer dans le couloir... Ah ! Tu tombes bien, j'étais justement en train de t'appeler... Qu'est ce que tu fous avec ce flin..."

BANG. BANG.


  • J'adore, ça s'lit en deux secondes tellement c'est bien. Entraînant tout ça, enfin bref j'suis pas douée pour détailler dans les commentaires, j'adore c'tout :)

    · Il y a environ 10 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • avec plaisir

      · Il y a environ 10 ans ·
      E2

      Eric Rktn

  • Je me rappelle avoir lu cette nouvelle quelques mois auparavant, alors que WlW en était encore à son ancienne version... Comment n'ais-je pas pu déposer de commentaire ? Bref, j'aime beaucoup, il y a un style entraînant qui nous emporte jusqu'au bout sous un fond ironique et polardesque qui m'a vraiment plu.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Imageldd1

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    • enchanté, ravi

      · Il y a plus de 10 ans ·
      E2

      Eric Rktn

  • Le style des polars que j'aime... Bravo

    · Il y a presque 11 ans ·
    Default user

    arzel

  • Sombre, ironique et bien mené, merci ! :)

    · Il y a presque 11 ans ·
    1769087351450 iaymvv16 l

    luz-and-melancholy

    • Ce qui est ironique, c'est que je ne trouve pas ça vraiment sombre finalement, mais l'adjectif revient assez souvent pour que ça me fasse me poser des questions. Pourquoi pas :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      E2

      Eric Rktn

  • En te lisant (ou "vous" si tu t'offusques de mon "tue" ;) ), j'imaginais les personnages, les expressions, l'action...bref, je suis rentrée complètement dans l'histoire et j'ai vachement aimé ça :)

    · Il y a presque 11 ans ·
    W5   copie ret

    Eva Scardapelle

    • un plaisir :)

      · Il y a presque 11 ans ·
      E2

      Eric Rktn

  • Noir, sombre, et drôle.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

  • Joli, C'est bien noir comme il le faut. J'approuve !

    · Il y a presque 11 ans ·
    Default user

    Yohan Moignet

    • Merci Yohan !

      · Il y a presque 11 ans ·
      E2

      Eric Rktn

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