Un qui sort...

mls

Ça y était. Bob était sorti. C’était un immense soulagement. Une joie fantastique d’être dehors, de sentir le vent caresser son visage, de se réchauffer les os dans la chaleur du soleil. Rien que pour cette liberté qu’il acquérait à nouveau, on aurait eu envie de prendre sa place. Il oubliait les années d’obscurité, de promiscuité, d’enfermement, celles qu’il avait vécues pendant treize ans, qui l’avaient rongé lentement du dedans. Mais maintenant qu’il en était sorti, qu’il retrouvait la vie, le monde, il se sentait redevenir un enfant. Il était heureux de toutes ces petites choses qu’il découvrait à nouveau. Les oiseaux qui chantaient et qui s’envolaient d’un seul chœur lorsqu’il frappait dans ses mains, les chiens qui se reniflaient l’arrière-train pour faire connaissance, cette mère avec sa poussette qui adressait des sourires à sa mignonne progéniture malgré l’appréhension qu’elle ressentait de passer devant la prison. Mais elle n’avait pas eu le choix, c’était tout de même le trajet le plus direct pour aller de l’école de Mathurin au cabinet du pédiatre. C’était presque l’heure du rendez-vous, elle allait être en retard, le docteur Suisz était toujours à l’heure et si elle était en retard, il allait faire passer quelqu’un d’autre à sa place et elle devrait attendre qu’il ait du temps pour la recevoir. N’empêche que passer devant la prison, ce n’était pas gai, ça faisait peur et son mari allait encore lui faire la morale s’il venait à l’apprendre. Dieu, c’était pas possible, c’était qui, ce gars debout juste devant la lourde porte en métal ? Elle croyait que c’était un prisonnier qu’on venait de libérer, elle n’avait pas tort. Et dans le sourire que lui décochait Bob, elle voyait le vice et l’appétit sexuel. Quelle idée de passer devant la prison ! Elle s’était mise à courir pour quitter la rue avant que ce malade ne puisse la rattraper.

Bob regardait la mère apeurée s’enfuir. Il avait voulu la rassurer, lui dire qu’il était simplement content, que les cachetons faisaient effet et que, même si treize ans plus tôt elle aurait constitué une victime de choix, il n’avait pas envie de lui faire quoi que ce soit. Il voulait maintenant s’éloigner de cet endroit au plus vite. Le gardien lui avait expliqué comment aller à l’arrêt de tramway le plus proche, alors il s’était mis en route. Les indications du planton n’étaient pas claires, mais il s’y retrouvait quand même. Le tramway ! C’était nouveau, ça n’existait pas encore au moment où il avait été enfermé. Parfois, quand le vent venait de l’ouest, ils avaient entendu, de « l’intérieur », les marteaux-piqueurs et les bétonneuses. Le gardien qu’était sympa leur avait dit que c’était les travaux d’aménagement du tramway. Et là, Bob allait l’emprunter pour la première fois ! il se sentait tout autant excité que ce gamin qui montait dans l’hélicoptère du petit manège, place de la Rédemption. Oui, c’était exactement la même sensation. Sauf qu’avant tout, Bob devait savoir où il allait et pour l’instant, il n’en avait aucune idée. Personne ne l’attendait nulle part. Il regardait avec attention les lignes colorées dessinées sur le panneau. « Vous êtes ici ». Bob croyait lire « vous êtes libre » et ne pouvait s’empêcher de rire doucement. Ça lui faisait bizarre, cette contraction du diaphragme, qui remontait par sa gorge, par sa langue, pour résonner dans sa bouche, ça faisait longtemps qu’il n’avait pas ri. C’était bon, ça faisait du bien. Dans l’immeuble juste à côté de l’arrêt, un couple se séparait en riant, chauds, humides. La femme riait parce qu’elle avait joui, l’homme simplement parce qu’elle riait. C’était bon, ça faisait du bien.

Bob était finalement monté dans le premier tramway qui s’était présenté. Qu’importe où il allait l’emmener. C’était marrant, on aurait dit le métro mais en plus lumineux. La rame était presque vide, il était un peu plus de midi, les gens étaient rentrés chez eux pour manger. Bob sentait son estomac se creuser. Il lui fallait trouver de quoi manger. Il avait de l’argent : les quelques billets qu’il avait sur lui au moment de son arrestation, ainsi que les ridicules salaires qu’il avait reçu pour son travail de « l’intérieur ». Il s’était alors rendu compte qu’il n’avait pas de ticket. Où est-ce qu’il aurait dû l’acheter ? Il n’y avait personne qui vendait des billets, dans le tramway. Il demandait à un jeune homme. L’ado enlevait un écouteur et le faisait répéter. Quel boulet, ce mec ! Il interrompait son morceau préféré, « Let the machine sing », des Blue Corridors. Une tuerie ! Le solo de guitare était démentiel, si seulement il pouvait jouer comme ça ! Il s’entraînait dès qu’il le pouvait, mais la mater passait son temps à gueuler pour qu’il étudie. Quelle peau de vache ! Mais il sortait d’où, ce gus ? Il ne savait même pas qu’il fallait acheter le ticket à la machine sur le quai ! Quel looser ! Blasé, il remettait son écouteur dans son oreille. Il ne savait pas que dans cinq ans, il aurait perdu 40 % de sa capacité auditive.

Bob était parti s’asseoir au fond de la rame. C’était malin, de voyager sans ticket le jour de sa sortie ! S’il se faisait pincer… Il frissonnait à cette idée, et senti la sueur lui glisser dans le dos. Il s’obligeait à respirer doucement, et le calme s’emparait à nouveau de lui. Il devait avoir assez d’argent pour payer l’amende. Nouvel arrêt. Un couple de lycéens s’asseyait dans la rangée à côté de Bob. Le mec ne pouvait s’arrêter d’embrasser la fille : elle sentait si bon ! Sa peau était si douce ! Et vraiment, son T-shirt moulait tellement bien ses « einss » qu’il avait envie d’y fourrer la tête. Quelle bombe, cette fille ! Avec un peu de chance, il allait concrétiser aujourd’hui. Rien qu’à y penser, c’était fiesta dans son calbute ! Quelle ventouse ! S’il lui passait encore une fois la langue dans le cou, elle croyait bien qu’elle allait hurler. Il avait la sensualité d’un poulpe en train d’agoniser. C’était mouillé, gluant, affreux ! Keith embrassait tellement bien, lui ! Et tout le reste… ! Si seulement il n’était pas retourné aux States ! Elle avait envie de s’envoyer en l’air, pas de jouer les Pénélope frustrées ! Mais franchement, lui, c’était pas possible. Même le mec qui les matait, là-bas, l’attirait plus que ce mollusque.

Bob avait détourné la tête quand la fille avait posé les yeux sur lui. Elle était réellement jolie, avec un corps parfait. Il était content de constater encore une fois que les médocs faisaient leur effet. Bien que la fille fût objectivement attirante, son corps n’avait pas réagi. Il avait pourtant souffert de la solitude à « l’intérieur », mais peut-être que dorénavant il allait pouvoir construire une vraie relation avec une femme toute mignonne, sans avoir peur. Il ne réalisait pas encore que les cachets qu’il prenait allaient empêcher la concrétisation d’une relation intime. Le tramway arrivait à l’arrêt où Bob avait choisi de descendre. Place des retrouvailles. Il était midi et demie. L’esplanade était noire de monde. Alors qu’il quittait la rame, la tête lui tournait. Il s’était enfoncé dans la foule, heureux d’être ignoré, de passer inaperçu parmi tous ces individus. La promiscuité n’était pas la même qu’à « l’intérieur ». Ici, personne ne le connaissait. Personne n’en voulait à son déjeuner ou à son savon neuf. Personne ne l’épiait. Heureux et libéré, Bob savait qu’il était passé de l’autre côté.

Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il allait connaître 2712 jours de bonheur. Et qu’au bout de ces 2712 jours, soit sept ans et un peu plus de cinq mois, il allait rencontrer, un soir, cette fille splendide. Il allait tenter de la séduire, mais elle le repousserait et pousserait ainsi Bob à retrouver ses vieux démons.

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