Un voisinage particulier (version enrichie)
wen
Héloïse avait fait de gros sacrifices pour partir de Providence, Rhode Island.
Brillante étudiante à l'université prestigieuse du minuscule Etat de Rhode Island, peu de personnes connaissaient vraiment les raisons de son départ.
Il lui avait fallu beaucoup de courage pour prendre cette décision et abandonner les facilités que lui offrait la ville de Providence. Intégrer l'université n'avait pourtant pas été chose facile et elle se souvenait comme si c'était hier du jour où elle avait eu la confirmation de son acceptation au sein du département de culture et littérature française. Sa parfaite maîtrise de la langue de Molière avait été un plus indéniable dans son dossier d'admission.
Elle avait été vraiment heureuse. Elle se réjouissait d'aller passer ses belles années étudiantes dans une ville moyenne comme celle-ci. Et elle n'avait pas été déçue. Elle était tombée tranquillement amoureuse d'une ville au charme incontestable témoignant de la naissance même de la nation des Etats-Unis d'Amérique. Elle s'était trouvée un petit appartement non loin de l'Université néanmoins proche du centre-ville –pour autant qu'il puisse exister un centre-ville dans les villes américaines– afin de se consacrer au maximum à ses études.
L'année avait commencé et elle s'était organisée une vie studieuse et appliquée.
Pourtant, aujourd'hui, elle ne voulait elle-même qu'une seule chose, oublier cette partie de sa vie. Elle avait trop souffert. “ Hélo ” comme l'appelait ses camarades, incapables de prononcer correctement son prénom exotique à consonance française, avait trop lutté pour s'en sortir.
Issue de parents québécois, ils avaient voulu lui donner un prénom typiquement français pour qu'elle n'oublie jamais quelles étaient leurs origines. Malheureusement, cela n'avait eu pour seule conséquence que de l'obliger à prononcer son prénom plus souvent en l'épelant que normalement. Les anglo-saxons ne comprenaient définitivement pas les accents, alors les i tréma…
Et ce n'était certainement pas parmi les enfants privilégiés fréquentant l'université Brown de Providence de père en fils qu'elle obtint la moindre compréhension.
Elle ne pouvait attendre le moindre effort d'eux.
Ces sales gosses d'ultra-riches puant l'impunité, la considéraient de facto comme une étrangère bien que possédant la nationalité américaine puisque née à Burlington, Vermont.
Plus jeunes, ses parents originaires d'une petite ville située entre Québec et Montréal, Québec, Canada, avaient pris l'habitude de venir passer leurs vacances à Burlington, ville de taille moyenne considérée parfois comme the top American dream city.
Peu avant que sa mère ne tombe enceinte d'Héloïse, qui fut son unique enfant, son mari bénéficia d'une opportunité professionnelle à Burlington. La famille décida donc de s'y installer définitivement.
Ils y vécurent heureux jusqu'aux quinze ans d'Héloïse.
Le soir d'Halloween de cette année-là, Héloïse passa la soirée et la nuit chez une de ses amies du lycée. Ses parents restèrent dans la maison familiale, accueillirent les quelques enfants qui se présentèrent à leur porte pour réclamer des bonbons puis allèrent se coucher tôt comme d'habitude. Ni l'un ni l'autre ne se réveillèrent à temps lorsqu'un incendie se déclara dans le salon. Les pompiers conclurent à un court-circuit lié à une surcharge électrique due aux décorations de la maison.
Le feu se propagea rapidement dans la structure en bois de cette ancienne maison traditionnelle. Elle fut intégralement détruite en moins d'une demi-heure, ne laissant aucune chance aux deux occupants.
Les corps des parents d'Héloïse furent rapatriés à Trois-Rivières au Québec, leur ville d'origine, et furent enterrés dans le caveau familial.
Sans famille au Québec et ayant toujours vécu ici, Héloïse se souvenait très bien du moment où elle prit la décision de rester aux Etats-Unis. Ici ou là, elle serait seule donc autant l'être là où elle avait grandi.
Compte-tenu de ses bons résultats scolaires déjà à l'époque, elle fut prise en charge par une riche famille de la “ Society of Mont-Saint-Michel ”. Cette fondation avait été créée pour distinguer les bienfaiteurs du Saint Michael's College de Colchester, petite ville limitrophe de Burlington.
Sachant que pour être considéré comme bienfaiteurs, il était nécessaire d'avoir versé une donation d'un minimum de 250 000 dollars, Monsieur et Madame Calvin et Grace Coolidge firent un chèque d'un montant trois fois supérieur.
Ainsi, la Société du Mont-Saint-Michel et la direction de l'école n'eurent aucun mal à accepter Héloïse dans leur cursus.
Elle n'avait jamais très bien compris pourquoi la famille Coolidge l'avait prise sous leur aile financière. Elle ne prit jamais contact avec eux, et inversement. C'était strictement interdit. Il était déjà exceptionnel qu'elle connaisse leur nom. Alors elle mit la chance dont elle bénéficiait tant sur le compte de la morale historiquement classique et profondément américaine de l'action philanthropique individuelle que sur ses propres mérites.
Elle ne sut jamais que madame Coolidge était une illustre et historique descendante de la ville de Burlington. Elle ne sut jamais non plus que c'était la famille de madame Coolidge qui avait vendu leur maison aux parents d'Héloïse.
Sans contrainte financière particulière et consciente de sa chance, Héloïse termina brillamment son cursus de collège.
Et elle fut admise à l'Université Brown de Providence, Rhode Island.
Elle apprit rapidement qu'on disait Brown tout court au risque de passer pour une pintade du fin fond du Kansas. Elle était très fière d'avoir réussi à être admise dans l'une des huit universités privées du nord-est des États-Unis les plus anciennes et les plus prestigieuses du pays : Columbia, Cornell, Dartmouth, Harvard, Pennsylvania, Princeton, Yale et Brown.
Bien que Providence se trouve à moins de 300 miles de là où elle avait grandi, le choc fut rude pour Héloïse.
Son intégration à Brown –toujours grâce aux bons soins financiers de la famille Coolidge, le Saint Michael's College de Colchester étant trop fier que l'une de ses étudiantes intègre Brown pour se priver d'en faire un peu de publicité– fut compliquée. Héloïse y fut rapidement confrontée à une faune preppy dans ses échantillons les plus archétypaux.
Inutile de chercher parmi eux quelqu'un qui n'écorcha pas son prénom. Elle s'était donc habituée à ce qu'on l'appelle “ Hélo ”, même si cela ne lui plaisait définitivement pas.
Une fois de plus, en signant le bail de son nouvel appartement au 182 Mulberry Street, Manhattan, New York, État de New York, elle se résigna à ne pas insister pour faire comprendre son prénom in extenso à l'agent immobilier qui lui remettait enfin les clefs de son nouveau chez elle. Elle le remercia plusieurs fois puis réussit enfin à le mettre à la porte. Elle ferma les trois verrous de la lourde porte. Elle se retourna, vit les pièces vides de son petit appartement du dernier étage et sourit enfin.
Elle n'avait pas ménagé sa peine pour trouver cet appartement à la lisière de Little Italy. Aujourd'hui elle en prenait possession et comptait bien y rester un bon paquet d'années. Entre lui et elle, le courant passait bien et Héloïse sentait déjà qu'ils allaient bien s'entendre.
Elle décida de rester pour la nuit et de profiter enfin de cet endroit qui correspondait parfaitement à ce qu'elle souhaitait pour sa vie : faire table rase, recommencer sur la base d'une feuille blanche, d'un appartement vide.
Vide comme elle se sentait après ce qu'elle avait subi à Brown de ses sales “ fils de ” gâtés et protégés par la caste de l'Ivy League.
Étonnamment, alors qu'elle prenait possession de son nouveau chez elle, elle se remémora le début de son année universitaire à Providence.
Le contact avait été très bon avec l'ensemble de l'administration du département de culture et littérature française autant que le corps professoral. Elle savait parfaitement la chance qu'elle avait et comptait bien mettre à profit ce que le sort lui offrait.
Consciencieusement, elle suivait ses cours et participait aux travaux de groupe. Elle réussit même à se faire quelques amies malgré sa situation désargentée. Il n'avait pas fallu longtemps avant qu'elle ne soit démasquée par les autres étudiants ultra-favorisés. Elle ne possédait aucun des codes. Ni linguistiques, ni vestimentaires et encore moins moraux.
Elle connaissait l'existence des sociétés étudiantes, les fameuses fraternités des universités américaines aux noms représentés par des initiales de l'alphabet grec.
Elle n'avait, bien sûr, pas imaginé en intégrer une. Elle connaissait aussi leurs travers et leurs dérives. Derrière des principes de grande vertu, elle savait aussi que parfois, se cachait, de la part de certains membres, des arrière-pensées beaucoup moins reluisantes.
Héloïse comprit assez vite, par exemple, que les nouveaux étudiants étaient choisis en fonction de critères superficiels comme leur origine sociale et géographique, leur apparence vestimentaire ou physique. Au-delà des principes de fraternité, de solidarité, de recherche de l'excellence estudiantine, etc., il existait finalement la confrérie des jolies filles, des beaux garçons, des geeks, des (très) riches, au mépris affiché de toute mixité sociale et culturelle. Ce genre de comportement l'ulcérait au plus au haut point. Et c'était sans compter la teneur des soirées débridées organisées derrière les grands murs des maisons aux lettres grecques.
Définitivement, très peu pour elle.
Malheureusement, s'il n'était pas stigmatisant de ne pas appartenir à l'un ou l'autre de ces groupes, il l'était beaucoup plus de ne pas chercher à s'en approcher ou à éviter le moindre rapport avec eux. C'était d'ailleurs impossible de s'en tenir complètement à l'écart compte-tenu de leur implication sur le campus.
Héloïse s'aperçut vite qu'un nombre inestimable d'informations circulaient par l'intermédiaire des fraternités. Il y avait les informations concernant les soirées organisées, aux thèmes les plus évocateurs ou les plus troubles, mais également des informations sur la scolarité, des dates diverses et variées à ne pas laisser passer et d'autres tuyaux que se refilent les étudiants pour leurs relations avec l'administration de l'université.
Elle constata notamment que des dossiers pour des sujets divers, arrivés largement hors-délais dans les mains du secrétariat du département, étaient opportunément rattrapés en douce, particulièrement grâce aux accointances fraternelles des uns et des autres.
Héloïse ne pouvait accepter que ces rattrapages se fassent régulièrement au détriment d'autres dossiers non appuyés par une fraternité malgré un respect in extenso des procédures.
Plusieurs fois, elle s'éleva contre des injustices de ce type et elle acquit bientôt une réputation de redresseur de torts incorruptible face à la force de ces organisations influentes.
Elle se fit évidemment repérer par les grosses brutes de l'équipe de football et les membres de la fraternité qui les accueillait, et devint rapidement un de leurs souffre-douleurs. Bien que certains essayaient plus ou moins de la défendre, dont un en particulier ayant visiblement le béguin pour elle, elle essuyait régulièrement des quolibets dans les couloirs.
Pourtant, grâce à sa force de caractère, Héloïse résistait assez bien à leurs provocations salaces et poisseuses de meute imbécile et continuait son chemin, guidée par la droiture et la reconnaissance du mérite personnel.
La plupart des autres étudiants et des enseignants ne firent pas le lien entre une affaire rapidement étouffée d'un professeur ayant accepté contre rémunération de modifier les notes de plusieurs élèves huppés, et le départ d'Héloïse qui avait discrètement réuni quelques preuves mettant en cause les intéressés.
Tout juste certains apprirent que la chambre d'une étudiante fut vandalisée en pleine nuit par une bande d'ivrognes. Très peu surent qu'Héloïse se trouvait dans sa chambre lorsqu'ils entrèrent. Et personne n'apprit ce qui s'était vraiment passé à l'intérieur de la chambre. Les principaux intéressés ne s'en vantèrent pas non plus au demeurant, sachant parfaitement les conséquences que cela pouvait avoir sur leurs avenirs possibles.
La fraternité avait joué une fois encore.
Héloïse fut hospitalisée quelques jours et prise en charge ensuite par d'excellents spécialistes. L'administration de l'université lui trouva la possibilité de procéder à un échange dans le cadre d'un partenariat avec l'université Columbia, New York, une autre des universités de l'Ivy League.
Les Coolidge et leurs connections, là encore.
Héloïse mit du temps pour se remettre.
Mais aujourd'hui ça allait mieux, beaucoup mieux.
Elle regardait la nuit tomber sur New York de son appartement.
Elle se mit à la fenêtre et regarda ses vis-à-vis au-dehors. Les lumières commençaient à s'allumer dans les appartements alentours mais c'est l'appartement juste en face de chez elle, au 185 Mulberry Street qui attira son attention.
Une petite lampe de chevet éclairait un appartement dépouillé. L'immeuble d'en face était un immeuble des plus typiques de Manhattan, fait de briques blanches avec un emblématique escalier de secours en fer forgé. Dans l'un de ses appartements, un homme en marcel ouvrait la porte à un autre en costume et borsalino. Une vraie caricature. Elle voyait les deux hommes traverser l'appartement par les différentes fenêtres de la façade.
La discussion entre les deux hommes s'envenima. Elle comprit que l'homme au costume avait été appelé, voire convoqué par l'homme de l'appartement en tricot de peau. Mais visiblement il était déçu et attendait autre chose de s'être déplacé.
Tout alla très vite.
Profitant d'un moment de relâchement, l'homme au marcel prit un couteau et égorgea celui au costume.
Il le tua proprement, net, professionnellement.
Elle le regarda toute la nuit s'activer pour faire disparaître le corps.
Les jours suivants, Héloïse ne vit aucun changement particulier chez l'homme d'en face. Il était calme. Il avait accompli sa mission.
Alors une idée germa dans son esprit.
Une semaine jour pour jour après cette première nuit, ayant sommairement repéré ses horaires, elle l'attendit à la porte de son immeuble.
— Bonjour lui dit-elle d'une voix avenante mais déterminée. J'habite l'appartement en face du vôtre. Elle indiqua sa fenêtre en pointant son doigt vers son immeuble. Puis elle reprit. Je sais ce que vous avez fait, je vous ai vu la semaine dernière, dit-t-elle sans se démonter. Elle continua, déterminée et la voix claire. J'ai un contrat à vous proposer. Vous connaissez Providence dans le Rhode Island ?
Wen tu écris en cinémascope j'adore ton style vraiment , je viens de prendre une leçon en te lisant une fois de plus, et oui, chui dac une suite serait bienvenue :)
· Il y a plus de 10 ans ·Christophe Paris
Wouah !
· Il y a plus de 10 ans ·Si tu savais depuis combien d'années je me bats avec mon "style" !
Contre moi-même, contre mes phrases de 5 km de long, contre mes répétitions que je m'acharne à conserver parfois en me disant que ça sert l'ambiance et le récit, contre mes propositions relatives que j'empile les unes dans les autres à n'en plus finir juste avant de placer une phrase sans verbe. Contre mes envies de parenthèses permanentes (Grr !!!!)
Alors c'est avec des commentaires comme ça que je me dis que je ne fais pas forcément fausse route. Pas tout le temps en tout cas.
Merci beaucoup donc.
Pour la suite, j'ai le cerveau en ébullition en ce moment mais elle germe tranquillement dans un coin.
To be continued...
wen
Ou alors tu table sur une différence d'age interessante, qu'il y ait romance ou pas.
· Il y a plus de 10 ans ·George Clooney (what else ?), Bruce Willis (indémodable), Kevin Cosner (qui vieillit tres bien)...
En tout cas, je plussoie la demande générale, une suite Wen !
Julie Huleux
J'ai ma petite idée sur la représentation de ce mystérieux "type au marcel".
· Il y a plus de 10 ans ·Vous me donnez envie d'y travailler.
En attendant, merci de ton passage ici Julie.
wen
J'adore !!! Une écriture toujours aussi belle, à chaque fois, j'ai l'impression de me retrouver devant un écran de cinéma....Une adaptation est telle prévue ? Tu nous as manqué cher Wen. Espérons que la suite ne tarde pas trop.
· Il y a plus de 10 ans ·Isabelle Leseigneur
L'adaptation n'est prévue qu'à partir du 3ème chapitre, j'ai refusé l'à-valoir avant pour me motiver un peu.
· Il y a plus de 10 ans ·Diane Kruger a déjà été contacté pour le rôle d'Héloïse. Quant au "type au marcel" dont je vous dévoilerai le nom un jour, l'appel à candidature est lancé.
Brad Pitt s'est positionné mais il est déjà en compèt' avec Matt Damon.
Mesdames, une idée ?
En attendant, merci de ta lecture et de ton commentaire.
wen
Bradley Cooper, Clive Owen, Colin Farrell, Jake Gyllenhaal...tout dépend s'il doit tomber amoureux de Héloise, ou s'il peut être bien moche et méchant ;-)
· Il y a plus de 10 ans ·Isabelle Leseigneur
Très heureuse de te lire de nouveau,mon très cher Wen,je commençais à m’inquiéter !!!!!
· Il y a plus de 10 ans ·Que dire...si ce n'est un grand bravo une fois de plus pour ton imagination...
dis ça me fait penser à des séries américaines..c'est le but me diras tu!mais j'aime bien!....c'est sur celui là que je voulais une suite , non?je tape des pieds et fais le roulé/boulet si je ne l'ai pas ;)
Au plaisir de te relire prochainement!!!
Sweety
Je sais que tu t'inquiétais chère Sweety mais même silencieux, ça ne veut pas dire pour autant que je ne suis pas là. Je rode toujours dans les parages.
· Il y a plus de 10 ans ·Merci des compliments. L'imagination est laborieuse chez moi.
Et oui, je te confirme que c'est sur celui-ci que tu voulais une suite (entre autres...).
Je vais essayer de t'épargner (et moi aussi par la même occasion) une grosse crise de colère.
J'y réfléchis, j'y réfléchis.
Merci d'être passée dans le coin en tout cas.
wen
Oui c'est pas joli/joli une Sweety en colère ;)
· Il y a plus de 10 ans ·Vaut mieux pour toi ne pas le découvrir !!! ( je te fais peur, hein dis un peu ????)
Sweety
Que j'aime ce bau conte très moral ! Il faut multiplier les Héloïses, vite fait !
· Il y a plus de 10 ans ·astrov
C'est bien le problème, c'est que ce n'est pas du tout une moralité à laquelle je souscris...
· Il y a plus de 10 ans ·C'est pour ça que je dois m'obliger à faire une suite.
En tout cas, merci beaucoup de ton passage ici et de ton commentaire.
wen