Une année à New York
rodolphe-m--2
January
Dans le taxi qui m’emmène de l’aéroport JFK à mon hôtel j’apporte les dernières corrections à mon scénario. C’est la première fois que je viens à New York, c’est même la première fois que je viens de ce côté de l’atlantique mais je prends à peine le temps de regarder par la fenêtre le paysage qui défile. Je sais pourtant que l’histoire de mon film tient la route, chaque point a été vu et revu des dizaines de fois mais ça me permet de ne penser à rien d’autre. Ni au stress de rencontrer le producteur qui m’a fait venir, ni à Isabelle.
Je demande au chauffeur si on est encore loin de mon hôtel et il répond un vague « no » sans rien ajouter d’autre. Il n’a pas l’air de vouloir me faire la conversation. Je profite d’être coincé dans la voiture pour régler ma montre sur l’heure affichée au tableau de bord. Je me rends compte qu’à Paris les gens doivent être en train de se réveiller pour attaquer une nouvelle journée. J’aimerais savoir si Isa est en France en ce moment. Je serais rassuré de savoir qu’elle n’a pas encore été envoyée dans un lointain pays en guerre.
- This is the Empire State Building, me dit le chauffeur.
Il est plus amical que ce que je pensais après tout. Pour ne pas le contrarier j’observe la tour qu’il me montre du doigt et je me sens soudain tout petit. Au-delà de l’immeuble je m’aperçois du monde qui marche sur les trottoirs, des taxis jaunes, tout comme le mien, qui roulent à nos côtés, de la fumée qui sort des bouches du métro et qui me rappelle des dizaines de films en noir et blanc. J’ouvre ma fenêtre pour m’imprégner de l’odeur de la ville. Un mélange de pots d’échappement, de hot dog et de parfum bon marché. Le vent qui s’engouffre dans la voiture me parcourt dans un frisson. Ce vent, je le sens, pourrait me laver de mon Europe, de mes souvenirs, d’Isabelle. Il me le souffle à l’oreille. Il me le dit tout bas « Ici tu pourras tout oublier, tout oublier et tout recommencer.
May
Un café. C’est ce dont j’ai besoin si je veux me souvenir comment la fille qui dort nue dans mon lit est arrivée là. Je me lève doucement pour ne pas la réveiller et me dirige vers la cuisine mais en entendant l’aspirateur démarrer dans le salon je fais immédiatement demi tour. Carlotta, ma femme de ménage, est déjà là. Je lui avais pourtant dit de ne jamais venir avant quatorze heures. Je décide de changer mes projets et de prendre mon café en bas, le temps que tout se calme chez moi. Je m’habille rapidement dans ma chambre, attrape mon ordinateur portable et file vers l’entrée mais Carlotta, plus rapide qu’un éclair, s’interpose entre moi et la porte.
-And for the girl, elle me demande?
-Tell her to go away.
Elle me lance un regard réprobateur. Ce n’est pas la première fois que je lui fait le coup. Mais qu’est ce que j’en ai à faire ? Je la paie suffisamment bien pour qu’elle puisse me rendre ce genre de petit service.
Je commande un double expresso à peine assis en terrasse du bar et m’allume une cigarette. Un homme, d’une cinquantaine d’année en costume cravate, tousse exagérément fort à la table d’à côté pour me faire comprendre que la fumée le gêne. Je l’emmerde. J’ai entendu aux infos qu’ils pensaient bientôt interdire la cigarette dans tous les lieux publics ouverts. Est-ce qu’ils voulaient me tuer ? Y’avais plein de trucs que j’aimais chez les Américains mais tellement d’autres qui me faisaient penser qu’il leur manquait un neurone. La serveuse m’emmène mon café. Je mets quatre sucres dedans et commence à le siroter. J’ouvre le dossier d’une série sur laquelle un producteur m’a demandé de jeter un coup d’œil. J’aurais préféré bosser avec ceux qui retouchaient en ce moment même mon histoire mais ils m’avaient fait comprendre que ce n’était pas possible, que tous les projets sur le point d’être produits devaient être lus et retravaillés par d’autres pour en tirer le maximum. Je lis une phrase que je ne comprends pas et laisse tomber. Je préfère observer l’embouteillage qui est juste devant moi, les arbres et les oiseaux qui sont juste derrière dans le parc. Il commence à faire bon, on sent que le printemps n’est plus loin. Je me rallume une clope et le mec assis à côté de moi s’en va en jurant. J’ai gagné la partie. Enfin un peu de liberté. Je ne sais pas combien de temps encore on me laissera faire alors j’en profite en tirant de grosse bouffées sur ma cigarette. La fille de mon lit débarque alors devant moi comme une furie. J’aurais du prendre mon café dans un bar plus éloigné de mon appartement.
- I’ve been kicked out from your flat by a crazy woman. You’re just an asshole!
Elle s’en va sans que j’aie le temps de répondre quoi que ce soit et c’est tant mieux. Je n’aurais pas su me défendre. Avant Isabelle je n'étais pas comme ça. Quelque chose avait du se rompre chez moi depuis notre séparation. Je me pince le bras très fort pour me punir d’avoir pensé à elle. Si ça continue les gens vont penser que je me pique pour avoir autant de bleus.
August
Il fallait généralement réserver plusieurs jours à l’avance pour avoir une table « Chez Joséphine » mais Elodie avait toujours eu ses entrées dans les meilleurs lieux new yorkais. Elle attendit qu’on nous serve nos verres pour me faire comprendre la raison de ce dîner organisé à la dernière minute.
- On m’a dit que t’allais commencer le casting pour ton film? Je veux que tu m’auditionnes.
Elodie avait été repérée il y a quelques années à la sortie d’un cours de théâtre à Paris par un directeur de casting américain qui recherchait une Française pour une nouvelle série. En moins de deux elle avait été propulsée sur le petit écran du monde entier. Trois ans après la fin de la huitième saison elle ne passait plus que d’apparition sans importance à des petits rôles pas vraiment gratifiants pour une actrice comme elle.
- Moi qui pensais que tu m’avais proposé de manger dans ce restaurant parce que tu voulais qu’on parle un peu Français!
- Tu sais que ça me fait toujours plaisir de te voir.
- C’est Denis qui te l’a dit, hein ?
- Tu le connais… Il s’est dit qu’entre nous ça pourrait le faire.
Denis nous avait présentés l’un à l’autre peu de temps après que je sois rentré dans son agence. On était les deux seuls Français dont il s’occupait et bien sûr il avait pensé que pour chacun d’entre nous ce serait une bonne occasion de se faire un ami de plus dans le milieu. Et même si on n’avait pas encore travaillé ensemble ça avait tout de suite collé entre elle et moi. Peut être parce qu’on était loin du pays et qu’on n’était pas très nombreux à faire carrière dans ce coin là du monde.
- Avec cette série à la con ça fait des années qu’on me donne que des rôles merdiques.
- Moi je l’aimais bien ta série.
- Merci mais c’est pas le point. Denis m’a dit que tu voulais une héroïne ayant la jeune trentaine, plutôt moderne, assez ironique…Tu sais que c’est dans mes cordes.
- C’est vrai que ça te ressemble.
Je sais que les producteurs ont déjà quelques actrices en tête concernant le rôle principal mais je me dis que je peux au moins la mettre dans la liste.
- T’as pas à me répondre tout de suite, poursuit-elle. Je ne te mets pas le couteau sous la gorge. Si tu me dis non peut-être bien que je te détesterai pendant quelques temps. Mais à la longue je finirai par comprendre. Peut-être.
Le boulot d’Elodie est tellement difficile, tellement plus que le mien. Je sens la brûlure dans son ventre qui la pousse à vouloir jouer, ses angoisses de ne plus rien faire, ces soirées où elle se dit que sa carrière est finie et que le meilleur est derrière. On n’a besoin de personne pour écrire mais on a besoin de toute une équipe pour jouer.
- Je me suis battu pour qu’ils me laissent la réalisation. Je ne sais pas si j’aurais le pouvoir d’imposer une actrice.
- Je te demande pas de te mettre en danger. Je veux juste que tu m’auditionnes OK ?
Si j’arrive à lui faire voir qu’il y’a encore de belles choses pour elle dans le futur peut être que j’y arriverais pour moi aussi. Elle finit de me convaincre sans rien ajouter d’autre.
- Je vais faire mon possible.
Décembre
Dans l’avion qui me ramène à Paris je n’arrive pas à fermer l’œil. J’observe tout les passagers qui dorment tranquillement autour de moi en me retenant de ne pas hurler.
- Isabelle a eu un accident lors d’un de ses reportages. Je pense qu’il faudrait que tu viennes.
C’est ce que m’avait dit Henri, le père d’Isa, et il ne m’avait rien fallu de plus pour planter tous mes comédiens en pleine lecture et prendre le premier avion à destination de Charles de Gaulle. Elodie avait essayé de savoir ce qui se passait mais j’avais été incapable d’ouvrir la bouche. Des centaines de visions d’horreur m’avaient submergé. J’imaginais Isabelle torturée, brûlée ou violée et je n’arrivais pas à y faire face. Je ne pouvais pas supporter l’idée de ne pas avoir été là.
Je transpire comme jamais durant le vol, commande une dizaine de bouteilles d’eau, vomis plusieurs fois aux toilettes, pense mourir avant l’atterrissage. Mais non. Au bout de quelques heures, ou bien un jour avec le décalage, je suis à Paris. Je prends un taxi et file à l’hôpital. Fatigué comme si je n’avais pas dormi depuis des années. Henri est assis sur un banc à l’accueil lorsque j’arrive. Il a l’air aussi crevé que moi.
- Je suis content que tu sois là.
Il me prend dans ses bras et me serre fort. Je n’ose pas lui demander ce qui se passe. Mes cuisses tremblent sans que je puisse faire quoi que ce soit pour les arrêter. Je le regarde sans rien dire. J’attends qu’il se décide à tout me balancer pour transformer un de mes cauchemars en réalité.
- Isabelle à été prise dans une fusillade au Kenya. Elle était en voiture avec un de ses guides. Le guide est mort et elle…
Il me retient de tomber et m’accompagne jusqu’à un fauteuil.
- Et elle ?
- Elle est restée plusieurs jours dans une clinique là-bas avant qu’on ne la transfère. Y’a eu des complications…On a du l’amputer d’une jambe.
A ce moment je ne sais plus quoi faire. Je ne sais plus rien. Je me demande comment ils ont osé la toucher, elle qui m’appartient. Qui m’appartenait. Je revois son corps, tout ce que j’ai pu faire avec son corps. Personne ne le connaît aussi bien que moi son corps. Je veux la voir mais je n’arrive pas à parler. Je comprends que je suis en train de pleurer lorsque son père me tend un mouchoir. Je vois ma valise encore au milieu du couloir, l’étiquette qui est dessus. New York/Paris. Comment est-ce que j’ai pu la laisser ici sans la prendre avec moi ? J’aurais du me battre pour la récupérer, me mettre à ses pieds, pleurer jour et nuit devant sa porte jusqu’à ce qu’elle me laisse rentrer. Jusqu'à lui faire oublier que durant une nuit j’avais appartenu à une autre. Au lieu de ça j’avais préféré fuir pour ne plus voir ce que je lisais dans ses yeux.
- Je veux la voir.
Henri semble hésiter mais finit par acquiescer.
- Je préfère te prévenir qu’elle a à peine parlé depuis qu’on l’a ramenée. Les médecins la dopent pour qu’elle ne souffre pas trop.
Qu’est-ce que je peux dire à part mentir ?
- Ca va aller.
Je marche derrière Henri tout le long la tête baissée. Ce n’est pas possible que j’aille voir Isabelle, mon Isa, amputée. Pour ne pas m’écrouler je me convaincs que tout ça n’est qu’une blague, que je suis sur un tournage, que tous les décors sont en carton et qu’il me suffirait de taper dessus pour tout démolir. Si seulement on ne s’arrêtait pas devant cette porte. Si seulement quelque chose ne me criait pas si fort en moi que Isabelle était bien de l’autre côté.
- Tu veux que je vienne ?
- Non, ça va aller. Merci Henri.
Il semble comprendre, me donne une tape sur l’épaule pour me donner du courage et s’en va. Moi, je reste comme un con sans oser bouger. Si je ne la vois pas peut être que ce n’est pas vrai. C’est encore possible qu’ils mentent tous et qu’elle soit là derrière cette porte à m’attendre debout. Je tape une fois contre la porte et entre sans attendre de réponse. La pièce baigne dans une semi obscurité et la première chose que je remarque ce sont toutes les fleurs qui remplissent sa chambre. Plusieurs dizaines de bouquets posés sur sa table de chevet ou bien à même le sol. Je m’en veux de ne lui avoir rien pris sur le trajet. Elle a le visage tourné vers la fenêtre et je n’arrive pas à savoir si elle dort ou bien si elle est réveillée.
- Isa?
Aucune réponse. Je contourne son lit et la vois. La vois en vrai pour la première fois depuis des siècles. J’ai l’impression que mes poumons se remplissent d’un air que j’avais perdu depuis longtemps. Comment j’ai bien pu faire à New York pour respirer ? Elle est pareille que dans mes souvenirs. La même, comme si elle m’avait attendu pour continuer de vieillir. Elle a les yeux grands ouverts mais elle est perdue quelque part en dehors de cette chambre d’hôpital. Peut être encore en Afrique. Je m’assois près d’elle et pose mon front contre le sien. Je ne sais pas si elle me laisserait faire si elle était consciente alors j’en profite. Je l’embrasse et pleure. Je pleure parce que même si on lui a coupé une jambe, même si elle ne sera peut-être jamais plus celle que j’ai connu, elle est vivante. Et c’est le plus important. Je lui essuie avec un mouchoir mes larmes qui ont coulé sur ses joues et m’assois dans un fauteuil face à elle et je souris. Car à présent je sais que plus jamais je ne la quitterais, qu’ici à Paris c’est peut être fini pour nous deux mais que là-bas, aux Etats-Unis, tout reste encore possible.
Très réussi ! La fin est particulièrement touchante, les émotions sont racontées avec sincérité, mais avec une certaine retenue aussi, ce qui rend la lecture très agréable. Merci.
· Il y a plus de 10 ans ·luz-and-melancholy
j'aime vraiment beaucoup, je me suis laissée entrer dans ton monde
· Il y a environ 13 ans ·asme
sympa ton texte (je n'ai pas encore tout lu) moi aussi j'écris une nouvelle dont une partie ce passe aux USA et j'hésitais à y mettre quelques phrases en anglais mais ça passe bien en fait...
· Il y a plus de 13 ans ·lapinou
Magnifique. Ton texte m'a emporté, loin, très loin... et il est tellement émouvant. Vraiment, bravo. Est-ce "simplement" un rêve ou malheureusement la réalité ?
· Il y a plus de 13 ans ·nawel