Une rencontre troublante

Hervé Lénervé

J’étais dans une salle d’attente médicale… et j’attendais, rien de bien original à cela, pas de quoi en faire toute une histoire. Quand entra une femme qui ne mettait pas indifférente.

Je veux dire par là, que je la connaissais. Par contre, d'où pouvais-je bien la connaître, alors là, mystère et boule de pomme ! Mon regard certainement trop insistant attira son attention, elle me dit : « Tu veux ma photo ? » Non, j'déconne, elle me dit :

 

-         On se connait ?

-         Je crois effectivement, mais excusez-moi, je suis assez distrait et je n'arrive pas à vous situer.

-         Ne vous excusez pas, je suis moi-même peu physionomiste. Vous fréquentez l'éléphant de mer ?

-         Ma foi, non, je ne sais même pas de quoi il s'agit.

-         C'est un établissement de Thalasso dans lequel j'exerce l'honnête profession de thalassothérapeutowoman, mais en tout bien, tout honneur.

-         Cela ne me dit rien du tout, de toute façon je suis aquarophobe, je ne bois que de l'alcool.

-         Peut-être allez-vous aux courses à Longchamp, j'y suis souvent.

-         Non ! je ne fais mes courses qu'à Auchan.

-         C'est curieux cette impression de déjà vu, non ?

-         Certes, troublant, effectivement ! Disons que l'on se connait, mais nous ne savons plus d'où vient cette connaissance. Peut-être, une rencontre fortuite chez des amis ?

-         Je n'ai que peu d'amis.

-         C'est mieux que moi, je n'en ai aucun, que des ennemis, mais je ne les fréquente pas.

-         Des fois, sorti de leur contexte on ne reconnait plus les gens.

-         C'est vrai, dernièrement, j'ai croisé dans la rue ma boulangère que je vois tous les jours, elle m'a salué, mais comme elle n'était pas habillée de sa boulangerie, je ne l'ai pas reconnue.

-         C'est tellement vrai, figurez-vous que chez mes maigres amis, j'ai rencontré accidentellement mon amant. Je ne l'ai point reconnu tout de suite, car je ne l'avais jamais vu vêtu. Il arrivait toujours le premier dans la chambre d'hôtel.

-         Désolé, peut-être que cela nous reviendra.

-         Je l'espère aussi, nous ne sommes pas assez vieilles pour perdre la mémoire.

-         Je suis un homme masculin.

-         Je me disais bien, aussi ! Maintenant que vous le dites, la barbe ça ne trompe pas.

-         A part chez les femmes à barbe.

-         Oui, mais elles ne sortent que rarement de leur foire.

-         Heureusement, car les méprises seraient monnaie courante.

-         A plus tard, alors, peut-être, dans un accent de résurgence…

-         Peut-être, en effet, je l'espère. A plus !

Je replongeais mes yeux dans mon bouquin, mais je n'arrivais pas à me concentrer sur la lecture, j'étais mal à l'aise, cette situation m'indisposait. La femme était assise à mon côté et je voyais en coin ses jambes dénudées par sa jupe assez courte pour son âge, trop peut-être. Ses jambes étaient cependant très agréables à regarder. Elle avait une belle silhouette, fine, élégante, on sentait du chien dans son port et de la grâce féline dans ses gestes. Son visage, aussi, était délicat, finement dessiné, ses lèvres accueillantes, ses yeux clairs pétillaient d'intelligence. Elle était ce que l'on peut appeler une très belle femme de quarante-cinq ans, peut-être plus. Je sentais qu'elle m'observait également à la dérobée, comme moi, elle fouillait le grenier du passé, parmi les toiles d'araignées. On soulevait le couvercle de vieilles malles, d'où s'envolaient des volées de poussière réveillée par le mouvement et aveuglée par les raies de lumière, restant en suspension comme mille minuscules insectes pris au piège de la surprise. Lapins bêtement statufiés dans les faisceaux aveuglants des phares.

Je pense que notre promiscuité physique perturbait l'émergence à la conscience de notre connaissance commune. Plus on fouillait, plus on foutait un bordel inqualifiable dans ces choses déjà bien mal rangées avant toute perquisition. Plus on fouillait, plus notre obstination névrotique faisait fuir la chose dans des profondeurs mentales qui lui paraissaient siennes tant elles nous étaient rebelles.

La femme fut appelée par l'assistante du médecin avant moi et avant que de partir elle me fit un clin d'œil complice d'une complicité perdue.

Je restais assis, seul et triste au-delà de l'événement.

Je savais que le souvenir reviendrait, là, quand on l'attend le moins et qu'on le trouverait bien insignifiant, mais toujours, trop tard pour l'exposer et en rigoler ensemble. C'est ainsi, la mémoire est parfois une étrangère à soi, une étrange curieuse petite chose fragile, une capricieuse malicieuse qui aime se jouer de nous avec facéties, mais avec laquelle il faut vivre… vivre ensemble.

Putain ! Vivre ensemble avec elle ! Putain évidemment ! La voici, la clé de l'énigme.

Nous avions été mariés cinq années avant que tout ne tourne à la foire d'empoigne et que notre séparation se fasse dans une guerre des Roses à coups d'avocats et de pots de moutarde jetés au visage.

Décidément, vraiment, la mémoire est une bien drôle d'histoire.

Si j'attends trop pour écrire les miennes, cela n'occupera même pas une feuille…

Feuille morte… à ne pas ramasser à la pelle.

Tourner la page… inutile, il n'en est qu'une.

Une femme toque à la porte de moi-même,

Suis-je toqué ?

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