Une robe couleur de temps

Carole Menahem Lilin

(inspiré par l'oeuvre de F. Vallotton, Intérieur - femme en bleu fouillant dans une armoire)

Elle a ouvert les portes à la recherche de toiles et de dessins qu’il a entreposés là.

Les portes de l’armoire sont d’un vert pâle, comme les murs autour. Quand on n’y prend pas garde, le meuble se détache à peine du décor. Mais à ses yeux, la mince ligne de démarcation est une blessure.

Il y a longtemps que tout ça n’a pas été visité. Elle s’accroupit pour mieux examiner les rangées du bas – commencer par le bas, voilà qui ressemble le mieux à leur histoire se dit-elle, le bas où ça s’entasse, tasse, où à force de peser ça racine.

C’est en bas qu’il a rangé les plus vieilles esquisses, ses essais maladroits à elle à côté des siennes, aguerries. Sur les premiers pastels qu’elle a tentés, il n’est guère qu’une tache blanche. Puis ça s’arrange, on distingue du brun, du rosé, ça prend la texture de la peau et le volume du vivant. Au-dessus du torse du peintre amant qui avait bien voulu lui servir de modèle, ses yeux de jeune homme ironiques flottent, des yeux très bleus au regard direct.

C’était un jeu entre eux, elle se souvient. Il ne voulait pas qu’elle se sente seulement modèle, seulement utilisée. Il la voulait mordante, peut-être mordue - amoureuse. Ses essais maladroits, on les aperçoit dans ses toiles à lui, dans les coins, les lointains, une citation disait-il. Il les faisait toujours plus bleus qu’ils n’étaient.

Elle aussi est vêtue de bleu ce matin. Une robe d’intérieur flottante, sa robe nuage comme il l’appelle. Ses cheveux sont dépeignés – noirs, ils s’amoncellent autour de son visage comme des griffes ou des ronces. Elle a eu besoin de cela, cette robe couleur de beau temps surmontée de ces racines chtoniennes, pour affronter le chagrin qui entre eux, pèse comme un âne mort.

Il y a eu de jolies choses pourtant, constate-t-elle en reprenant ses fouilles. Elle avait saisi de mieux en mieux sa grâce de prédateur nonchalant. Sur cette gouache c’est tout à fait lui, un peu empâté par l’épaisseur de la matière, qu’elle ne contrôlait pas encore bien. Mais cette petite aquarelle est très réussie.

Elle ? Elle ne se reconnait pas sur ses œuvres à lui. Ce qu’il avait représenté c’était sa robe, sa robe flottante, et la ligne de flottaison de son regard. Il l’avait représentée lévitant à sa hauteur à lui, à sa hauteur d’horizon. De la beauté, de la délicatesse, une haute innocence. Une enfant découvrant la vie avec son pygmalion.

Il n’avait pourtant que quelques années de plus qu’elle, mais il s’imaginait bien plus au fait, éduqué dans le vaste monde, quand elle n’avait eu pour s’éclairer que le demi-jour des placards, et les reflets trompeurs des soirées mondaines.

Elle fouille, fouille encore, dans une strate appartenant à lui seul, à présent. Ainsi ses doigts s’écorchent à ses carnets de guerre, ces horreurs qu’il a rencontrées et a eu le courage de représenter. Tranchées, doigts tranchés, nez arrachés, cous coupés. Explosions. Lanières furieuses, balles traçantes. Gaz. Du noir sur du gris, et puis du rouge.

Tout cela lui tremble dans les mains, elle se force à regarder pourtant, à comprendre, à apprendre.

Plus au fond encore, cachées derrière des lattes, se trouvent les esquisses qu’elle avait faites de lui à son retour, en 1918. Un homme hâve, plaies à vif, yeux à vif. Il n’avait pas supporté ces représentations de lui, elle avait dû, pour les garder, les dissimuler, là où seuls ses doigts agiles les retrouveraient.

Il n’avait pas supporté, donc, n’avait pas compris. Alors elle avait remis sa robe couleur nuage et flotté à nouveau dans l’appartement, l’appartement vert pâle, vert amande, un vert qui devenait de plus en plus fade, une amande creuse, un vide.

Son époux avait osé ces carnets pourtant, et même il avait transposé certains dessins sur des toiles, des ébauches de grandes choses. « Ce n’est plus de l’art c’est de la boucherie », lui avait-on dit. Et encore : « Le rouge ne vous va pas. »

Alors il avait remisé ses ambitions de panneaux guerriers. Il avait remisé le placard lui-même, ses panneaux lisses d’un vert devenu si faible qu’il en paraissait verdâtre, des joues de mort-vivant.

Et après ? Plus rien. Du creux. Du flottant mondain, alcoolisé, vide.

Il n’avait plus peint que du faux-semblant comme lui, qui faisait si mal semblant. Du faux très bien fait, jolies robes couleur de temps, de lune, de soleil. Où, le désespoir lucide de la bête, son acuité déchirée ?

Nulle part, et pas chez elle non plus. Il n’avait pas supporté les représentations qu’elle faisait de lui, ni les premières ni les suivantes, alors elle avait arrêté. Elle s’était dit qu’elle était sa compagne, qu’elle devait l’aider, épouser, pousser, puiser, s’épuiser.

Leur enfant dort encore, dans la petite chambre couleur lavande. Ils ont sauvé au moins ça de leur amour. L’enfance.

Elle prend les carnets, elle dépose la robe. Sur sa peau nue, les traces de coups apparaissent. Il y a ça aussi entre eux maintenant : les bleu, les rouge, les violet qu’il ne met plus sur ses toiles, trop violents et crus, il les imprime sur son épiderme à elle. La nuit seulement. Certaines nuits seulement. Ses nuits tranchées. Tranchées du reste de la vie. Pendant quelques nuits après, il ne dort pas avec elle. Ne pas voir son œuvre. Ne pas se voir.

Champagne amer, désespoir aux couleurs flatteuses. Paraître, et baisser les yeux.

Ce matin, elle n’accepte plus ce dé-nuit, ce déni de justesse. Sur ses esquisses de leur amour, elle a retrouvé les yeux du peintre. Du peintre-amant. Ce regard intense qui la guidait, lui ouvrait le monde. Qu’il s’en montre digne. Qu’il la voie – ou qu’elle le quitte.

Elle ne biaisera plus. Les carnets contre son ventre font des traces de boue et de haie vive. Quitte ou double, se dit-elle, en poussant devant elle la double-porte de l’atelier, derrière laquelle il s’était réfugié.

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