Une vie de chien

Agnès Fonbonne

Un chien qui parle. Mais chez les zonards, on n'est pas chez Walt Disney...

Une vie de chien

 

Je m’appelle Max et j’ai 19 ans. J’arrive encore à me lécher les testicules et le trou de balle, même si ça me casse un peu le dos. Et j’ai du mal à réaliser que je vais bientôt mourir, à mon âge. Je comprends toujours bien ce qu’on dit, mes muscles sont encore bons, fermes et prêts à la détente, comme à l’époque. Il y a bien eu ce petit kyste sous la queue, mais trois fois rien, une petite boule qu’on a enlevée presque à vif. La couture est encore rose. Le toubib m’a dit « t’es arrivé à temps, mon pépère ! C’était moins une… » Moi j’aurais plutôt dit moins deux, mais il n’aurait pas compris mon humour… C’est Josette qui m’a amené dans la 4L. Et pour ne pas lui faire de peine, je suis resté solide sur mes pattes, et je n’ai pas bronché. Mais ce n’était rien en fait, juste une petite épreuve à endurer en fermant ma gueule, avec une cicatrice qu’on lèche ensuite en sortant du dispensaire. Vous voyez le genre. Donc moi, Max 19 ans, là tout de suite, je m’étire des quatre fers, en soupirant. Et je n’ai rien dans le ventre depuis hier ! Non mais quelle vie de chien !

Marilyn vient de partir à Leader avec son collier en diamants autour du cou et son petit postérieur tout dur qui dandine. Il faudra qu’elle attende à la sortie, comme d’habitude. A Leader, ils ne veulent pas de Marilyn, elle fait trop de bêtises. Je le sais parce qu’elle me l’a dit. Mais faire des bêtises, c’est normal à 9 mois. Pourtant Beverley s’obstine et elle l’a encore emmenée toute seule. Moi, bien sûr, je sens le pâté. Marilyn c’est sa préférée, c’est clair comme l’eau du ciel. Mais elle est là depuis 5 mois seulement, on en reparlera d’ici quelques années ! Dieu sait pourtant que je lui ai fait les yeux doux à Beverley quand Marilyn est arrivée, mais il n’y a rien à faire, elle n’aime pas les bâtards de ma race comme elle dit, même quand ils sont tout polis, propres et respectueux. Depuis ma naissance, j’ai toujours fait attention à ne pas me vautrer sur le canapé pendant les matchs de foot ni à finir les chips ou à péter en douce, comme un vieux qui s’oublierait. J’ai de la retenue. Mais il n’y a pas à tortiller, pour Beverley, c’est Marilyn le gros lot. Il faut dire qu’elle est belle Marilyn avec sa robe noire et feu et son collier en diamants ; une vraie princesse des quartiers. Moi, j’ai un vieux bandana qu’on ne lave jamais et un collier anti-puces périmé. Et je vois bien Beverley quand elle lui parle à l’oreille. Elle lui triture le râble comme si c’était du vison et elle regarde son tatouage au moment où elle se penche pour murmurer. Moi, je ne sais pas lire, et je n’ai pas de tatouage, mais je sens bien que c’est une chose importante le tatouage. Ensuite, elles partent toutes les deux, en filles. Et j’ai toujours faim.

Kevin vient de se lever. Tout le monde l’appelle Kéké ici. Je n’aime pas Kéké. Josette lui demande tout le temps de m’emmener quand il va retrouver ses copains en bas de l’immeuble. Je n’aime pas ça en général, parce qu’il faut les suivre dans des endroits déplaisants où il ne vient jamais personne. Alors que moi justement j’aime bien voir du monde. Parfois, Marilyn vient avec nous et là c’est tout de même plus agréable pour moi. Kéké est hargneux, agressif, c’est tout le contraire de moi. Quand il se lève, il se gratte les testicules dans son caleçon Calvin Klein. Et il pète. Moi j’ai honte pour lui parce que je ne fais jamais ça devant quelqu’un. Mais lui oui. Et ça me hérisse le poil, l’air de rien. Kéké rince un bol dans l’évier plein de vaisselle sale et il se verse des céréales au chocolat en braillant parce qu’il n’y a presque plus de lait. Si je n’avais pas peur de prendre un coup de tong Nike, je lui dirais que Beverley est partie à Leader avec Marilyn pour en acheter du lait, justement, mais je ne dis rien, ça pourrait être mal pris. Donc je regarde Kéké se lever en Calvin Klein.

Ca pue ici. Ca sent l’huile des frites, le tabac froid, l’homme qui pète et une odeur d’alcool à brûler. L’alcool à brûler, c’est Josette. Elle brique la maison avec, en écoutant Mylène Farmer toute la journée. Elle la trouve jolie Mylène Farmer, bien que Kéké répète sans arrêt que ce n’est rien qu’une grosse truie et une poufiasse à négros. Moi, je préfère Josette, elle n’est pas très belle, on est d’accord, mais je la préfère parce qu’elle me donne à manger quand elle me voit. C’est la seule qui y pense d’ailleurs, et c’est aussi la seule à qui je parle dans cette maison. Gérard, son mari, ne me regarde plus. Ca fait longtemps maintenant. Avant, le soir, quand il rentrait du travail, il venait me dire bonjour et on partait tous les deux faire un tour, en s’arrêtant chez Mustapha pour se faire des demis au comptoir. Mais maintenant Gérard, c’est à la maison qu’il les aligne les canettes. Il est devenu mauvais depuis qu’il est au chômage. Et je n’ai pas trop intérêt à me faire remarquer parce qu’il a le pied facile. Même la dernière portée de Josette, les triplés, il ne les touche jamais, Gérard. Jamais un regard, jamais à les prendre dans les bras pour leur faire des caresses. C’est comme s’ils n’existaient pas. Gérard préfère regarder le string qui dépasse du pantalon déchiré de sa fille Samantha, à cause de la sorcière qu’on regarde tous ensemble à la télé depuis des années.  Pourtant ils sont gentils comme tout, les triplés. Ils crient un peu fort parfois, mais j’aime bien les regarder quand ils jouent par terre. Souvent, je m’approche d’eux pour bien sentir leur odeur. Ca sent le lait et la peau chaude, les petits d’homme, et je leur lèche le museau pour les faire rire, en cachette de Josette, parce qu’elle trouve que c’est sale. Et puis ils aiment bien s’accrocher à moi avec leurs petites mains en forme de mini-boudins. Et je leur fais faire le tour du salon tout doucement. Pour leur apprendre à marcher debout, sur leurs pattes de derrière.

Josette fait la vaisselle. Elle a mis Mylène Farmer. Et moi je déguste enfin mes boulettes de viande au riz. Kéké vient de finir ses céréales et se lève en disant qu’il va s’habiller, tout en se grattant les testicules. Il dit toujours ça après le petit-déjeuner, mais, ça veut dire qu’il va prendre une douche et simplement mettre un caleçon Calvin Klein propre. Kéké passe ses journées entières en Calvin Klein, en jouant avec sa Play Station 2. Et Josette, ça la rend folle de voir son fils traîner en petite tenue. Elle n’arrête pas de lui demander ce qu’il va faire de sa vie et ce qu’il fait pour trouver du travail. Parfois, Gérard s’en mêle et ça crie fort. Il lui dit qu’elle va fermer sa grande gueule de grosse pute parce qu’il va lui en coller une bonne et que ça lui fera enfin des vacances. Je n’aime pas qu’on parle comme ça à Josette. Mais si je le disais à Gérard, il ne me comprendrait pas. Pour l’instant, il dort encore, mais vu le nombre de canettes qu’il a avalées hier soir, ça ne m’étonne qu’à moitié. Je suis seul avec Josette, et Kéké est sous la douche. Et on sonne à la porte. Habituellement, quand on sonne à la porte, j’accompagne toujours Josette pour ouvrir. Mais là, je ne bouge pas. L’odeur qui arrive du palier ne me plait pas du tout et je ne veux pas gâcher mon repas. J’entends Josette ouvrir la porte, dire bonjour et parler un peu. Puis elle se retourne vers la salle de bains et crie « Kéké, y’a un monsieur qui veut te voir ». Je ne vois pas le monsieur, mais son odeur remplit la cuisine maintenant. Si Gérard était réveillé, il dirait « Kéké, ça, ça sent le poulet à plein pif ou j’m’y connais pas… » C’est sa phrase préférée. Il la répète souvent. Je sais quand même encore reconnaître l’odeur du poulet donc je ne comprends vraiment pas pourquoi il dit ça.

Kéké est sorti de la salle de bains avec un Calvin Klein propre. Il a mis du gel pour plaquer ses cheveux en arrière. Coiffé comme ça, c’est le portrait craché de Gérard. Le monsieur est entré dans le couloir. Maintenant je le vois mieux. Il montre une carte à Kéké et lui demande de s’habiller pour le suivre. Il a des questions à lui poser sur son emploi du temps de la soirée d’avant-hier. Kéké a tout de suite lâché une odeur que je ne lui connaissais pas, mais il a obtempéré tout de suite et ils sont partis ensemble. Josette est revenue faire la vaisselle en pleurant sans faire de bruit et je lèche un peu ses grosses jambes poilues. Il faudrait vraiment qu’elle les épile.

Avant-hier soir, je m’en souviens. Josette a demandé à Kéké de nous sortir avec Marilyn. Au début, il a râlé mais il a fini par obéir. Arrivés en bas, on n’a pas le temps de faire pipi parce qu’il nous fait monter en vitesse dans la vieille Audi rafistolée. Dans la voiture, il y a déjà Julien, Mourad et Didi, celui qui fait de la capoeira au foyer culturel. Avec Marilyn, il faut qu’on se tasse par terre à l’arrière. Ce n’est absolument pas confortable quand on a envie de faire pipi. Quand on est arrivé à l’abattoir désaffecté, j’ai aperçu un petit groupe de garçons. Ils avaient l’air très agité. J’en ai reconnu certains, pas tous. Il y a Sébastien et son visage vérolé, Jimbo et Steve, avec son pitbull qui s’appelle Roméo. On a déjà parlé ensemble Roméo et moi, c’est le seul pitbull homosexuel que je connaisse, mais il n’ose pas le dire à Steve parce qu’il a peur qu’il le fasse euthanasier à cause de ça. Steve est complètement dingue. J’ai eu le temps de faire pipi mais Marilyn, non. Elle est tellement contente de sortir de la voiture qu’elle saute sur tout le monde en jappant. Kéké lui a donné deux bons coups de pied et elle file se réfugier en pleurant dans l’abattoir. Je la suis. Je ne veux pas la laisser toute seule comme ça, si jeune. Et là, à l’intérieur, je vois Saïda et sa copine Lili, la fille de la gardienne de la tour. Elles sont mignonnes comme tout ces gamines. Quand elles me voient en balade dans la cité avec Kéké, elles s’approchent pour me tapoter la tête et j’aime bien ça. Saïda et Lili sont allongées par terre, et entièrement nues. On dirait qu’elles dorment, toutes les deux. Marilyn a fini par s’arrêter de pleurer, mais quand je m’éloigne pour m’approcher des filles, elle se remet à gémir un peu. Ca sent le sang tiède. Le ventre de Saïda est lacéré de coups de couteau sur le flanc gauche et les boyaux sortent un peu. C’est la première fois que je goûte du sang humain, ce n’est pas mauvais mais je trouve que ça n’a pas la saveur exquise du sang de porc. La gorge de Lili est fendue des clavicules jusqu’aux seins, mais on ne peut pas dire que ça ressemble encore à de vrais seins, en tous cas pas à ceux de Josette quand elle allaite le plus gros de ses triplés. Les tétons de Lili ont été coupés net à l’aréole et ça a dû saigner énormément parce qu’on ne voit plus le blanc de sa peau. C’est sec maintenant. J’ai reniflé entre les jambes de Saïda. Je ne sens plus son odeur de fille, c’est curieux. Il y a des arômes de sueur, des arômes d’hommes. J’ai reconnu tout de suite celui de Kéké. Ses caleçons Calvin Klein sentent la même chose, le matin au petit déjeuner. Entre les jambes de Lili, c’est différent, il y a une odeur très forte de viande brûlée, mélangée à celle des chiffons à l’alcool que Josette utilise pour le ménage. J’ai été faire un tour un peu plus loin pour visiter la bâtisse. Marilyn a dû finir par faire pipi parce que je la vois qui dort roulée en boule, comme un petit. Dehors, j’entends les voix des mâles. Ils ont tous l’air très énervé.

A côté de la salle où les filles sont couchées toutes nues, il y a une autre grande pièce avec des gros crochets qui pendent du plafond. C’est là-dessus qu’on accrochait les bœufs pour les dépecer. Je le sais parce que Gérard venait là parfois, quand il m’emmenait encore en promenades après ses bières. A l’époque, l’abattoir tournait encore. Je n’aimais pas trop ça parce qu’il y avait une odeur de peur épouvantable. Et ça me faisait régulièrement vomir mes boulettes de viande au riz. Roméo m’a rejoint dans la pièce et on est là tous les deux, les fesses par terre, à regarder Mylène Farmer et les restes de son chien, qui pendent la tête en bas, comme des cochons. Si Josette était là, elle serait contente de la voir de si près. Le ventre de Mylène est transpercé de part en part. On voit bien la pointe qui ressort de son nombril. A côté, son chien n’a plus de peau. C’est assez vilain un chien sans poil. Avec Roméo on va les flairer un peu, mais il vomit tout de suite parce qu’il ne supporte pas les caniches. Même mort et dépecé. Il trouve que c’est laid et vulgaire, les caniches. Moi je ne sais pas quoi penser. Je me dis que Josette va encore pleurer quand elle va savoir que Mylène est morte comme un animal.  Je n’ai pas osé aller sentir entre ses cuisses. Par respect pour Josette. Et on a fini par revenir à la porte d’entrée.

J’ai réveillé gentiment Marilyn pour qu’elle vienne dehors respirer un peu. Les  mâles courent partout avec des bidons d’essence. Et je vois des allumettes crépiter. C’est beau ce grand feu dans la nuit, mais ça me fait un peu peur quand même. Tout le monde galope vers les voitures et les scooters. Dans la course, j’ai du mal à retrouver Kéké. Et Marilyn dort à moitié debout, la pauvrette. Je dois la guider jusqu’à l’Audi.

Quand on est arrivé à la maison avant-hier soir, j’avais une soif de loup. Je tiens ça de mon arrière grand-père. Kéké est parti aussitôt sous la douche, pour changer son Calvin Klein. Et Marilyn et moi, on s’est endormi sur le tapis du salon, avec nos pattes qui se touchent.

J’ai fini de manger. J’ai envie de péter mais Josette n’a pas encore fini la vaisselle, et elle pleure toujours en silence. Je vois ses larmes qui tombent dans la mousse du Paic Citron. Je ne peux pas péter avec elle à côté de moi. Donc à la place, je rote discrètement en fermant ma gueule. Comme d’habitude. Beverley vient de revenir de Leader avec deux cartons  pleins et 6 litres de lait. Elle lâche tout dans le couloir parce que c’est lourd. Elle se précipite dans la cuisine avec Marilyn aux talons, en demandant où est Kéké. Josette renifle un peu en lui disant qu’il est sorti pour un bon moment. « C’est bien fait pour sa sale gueule de branleur de mes deux, y saura pas la dernière, c’t’enculé. Tu t’rends compte qu’ils on buté Mylène et y’a Julien, Mourad et Didi qui viennent de s’faire serrer pour l’incendie de l’abattoir ! » Voilà ce qu’elle dit. Josette hurle en répétant Mylène, Mylène puis elle vient s’asseoir à côté de moi en s’essuyant les mains. Moi je l’aime bien, Beverley. Mais parfois, avec sa mère, elle manque de diplomatie. Et là, elle peut vraiment devenir une sale bête.

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