Vestibule

Je suis nouveau dans l'immeuble, un peu perdu, je l'avoue. Personne ne semble me prêter attention. Autour de moi, les déménageurs s'affairent.

On déballe encore un peu partout que, le dos au mur, je trompe déjà mon ennui et compte les cartons qui restent à défaire.

À deux pas de là, elle sautille gaiement sur une corde à sauter. On sent qu'elle a grandi ici, elle a l'aisance d'une habituée.

Il ne lui faut pas longtemps, d'ailleurs, pour remarquer ma présence.

Un pas de deux, trois entrechats, hop, la voilà devant moi ! Elle sent le bonbon, le citron, le coton tout juste repassé. Je n'ose prononcer un mot. C'est qu'elle me jauge durement du haut de ses trois abricots.

Pour ne rien arranger, elle est visiblement déçue. Sa lèvre boudeuse n'augure rien de bon. D'elle ou moi, je ne saurais dire lequel est plus affligé.

Le temps file. Des jupes plissées aux jeans délavés, des bottes marines aux sandales argentées, elle passe devant moi sans jamais daigner m'accorder un sourire. Pire que tout, elle m'ignore !

Condamné à ma loge de gardien, je la vois courir, aller, venir, vivre.

Un matin, pourtant,

« Comment tu me trouves ? »

Je suis figé sur place. D'un geste qui se veut provocant, elle se redresse, se cambre, elle prend confiance. Ma raideur ne semble nullement la gêner. À coup sûr, mon regard admiratif lui en dit plus long que mon silence embarrassé. Elle sent qu'elle me plaît. Ce n'est que le début.

Notre complicité n'a d'égale que notre discrétion.

Désormais liés par un secret inavoué, elle se joue de moi, moi qui me laisse faire sans jamais rien opposer. Je suis la victime consentante, le cobaye dévoué. L'épice qui colore son teint, l'assurance dont elle a besoin. Si grâce à moi, elle peut s'embellir encore...

J'accepte tout, les oeillades malicieuses, les baisers du bout des lèvres, les petits gestes de loin.

«Et comme ça ? » Je la laisse minauder. Du moment que c'est à moi qu'elle offre tout ça.

Ce soir, elle vient du dehors, de la nuit. Ses yeux brillent des lumières de la ville, respirent le tumulte de la rue.

Elle n'est pas seule. Sa main dans celle d'un idiot, elle fait mine de ne pas me voir. Impatiente visiblement de mettre un terme à son enfance, elle s'empresse, s'engouffre avec lui dans l'ascenseur. Je les entends rire, s'embrasser.

Les portes se referment sur les débris de mes attentes échouées.

Elle n'habite plus ici. L'idiot ne l'était pas tant que ça, il l'a bien et bel volée à moi.

Qui sait maintenant si nous nous reverrons ?

Pour me rassurer, je me dis qu'elle a laissé ici une partie de sa vie.

C'est une gentille fille, elle viendra bien voir ses parents. Au moins une fois, de temps en temps.

Des années comme des siècles.

Nous avons tous deux perdu de notre éclat. Aux premières rides de son visage, répondent les nouvelles fissures de mon regard sans tain.

Obsédée par les lignes à la surface, elle ne voit plus en moi que les traces du temps. À ses yeux, je suis à jamais le reflet de sa jeunesse perdue.

Je suis pourtant l'image de son vécu, les fondations de son horizon.

Elle, la femme en devenir,

moi, le miroir du vestibule.