A Love Supreme

eukaryot

Soir. La Villette étend le béton et le rend beau tout autour. Lui, sourires, moi, sourires, nous rentrons vers notre béton à nous, celui du laid. Comment ne pas trouver le monde beau après ça? Le jazz est venu nous lécher les mains et nous carresser les yeux. Il était beau, ce grand noir, à scander ses mots sur les notes. Celle de l'autre, mort d'avoir voulu trouver l'amour suprême. Il y avait de l'amour dans sa voix, et il parlait d'amour. Coltrane.

Nous sourions, pensifs, lui et moi. Et puis finalement, une banalité, une accroche, n'importe quoi, alors que le canal de l'Ourcq projette ors et diamants tout autour, alors que ce canal finira sûrement par se jeter à la mer. Quai de Seine, et ma vie se déploie autour. Une banalité, donc :" C'était chouette, hein".Oui, c'était chouette, ce grand noir lisant sa nouvelle sur ce qui est le testament de Coltrane, et ces mecs qui jouaient, et qui jouaient, le public tout autour en mégots éteints épars, et ces mecs qui jouaient ce bop furieux, qui jouaient ces notes d'amour. A Love Supreme, A Love Supreme, A Love Supreme... Chantez bordel! Chantez! Chantez scandez déclarez l'amour, vous ne savez pas quand il vous sera repris.

Lui et moi, à parler alors de jazz, de bebop, de hardbop, étalage de nos connaissances communes. Je les lui doit, je lui doit cet amour suprême, et il sourit, fier, inquiet, puissant, triste. Lui et moi comprenons.

Fast forward, la mélodie cassée, lui dans sa chambre d'hôpital, lui à en crever, lui qui crève, et mon ventre et mes tripes hurlent et mes tripent gueulent mon amour en silence. Je lui dis, une dernière fois, je lui dis "A love supreme", et mes pas quittent la chambre d'hôpital, et mes pas ferment au fond leur gueule, et mes pas s'en vont, c'est la dernière fois que je lui parle.

L'amour suprême, celui que les êtres taisent une dernière fois avant de mourir, avant de se foutre à la mer. Avant le cancer, avant l'extinction des feux.

Papa, papa. Je sais maintenant l'amour suprême.

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