Au loin, les cargos... (part 1)

jones

Bizarrement, quand j’ai garé ma vieille 205 sur le parking du centre commercial, j’ai repensé au collège. J’ai repensé à Momo et à son vieux manteau qu’il mettait tous les jours qu’il pleuve, qu’il neige ou quand bien même le soleil défonçait le goudron de la cour. Je n’ai jamais compris pourquoi il aimait tant sa vieille veste kaki dégueulasse, délavée par le temps et les lavages répétés.

Comme un poireau, sa couleur se dégradait sur différents tons de vert. Pourtant Momo ne s’en séparait jamais. Il aimait son manteau comme une seconde peau. Même pendant les cours, les profs avaient un mal de chien à lui faire quitter. C’était comme s’il cachait un trésor ou une honte dessous. Et quand il consentait à retirer son armure, il s’affalait sur son bureau pendant le reste de l’heure. La tête enfouie dans ses avants bras, on ne l’entendait plus. Une pile déchargée c’était Momo, sans son manteau. Pas un son ne sortait de sa bouche, c’est à peine si on pouvait s’assurer qu’il était encore en vie en voyant son dos, ses côtes se soulever et s’abaisser dans une respiration silencieuse. 

Momo c’était tout qu’il y avait de plus normal comme garçon, dans la moyenne, ni trop grand, ni trop petit et pas de trésor, pas de honte, pas de bosse dans son dos ou de difformité cachée sous son manteau.

Pour l’école, c’était pas le plus doué sauf en poésie. C’est marrant ça, mais dès qu’il s’agissait de monter sur l’estrade et de réciter des vers, Momo, il était champion. Au début, on le chauffait un peu, à cause de son manteau, mais dès qu’il ouvrait la bouche, tout le monde se taisait. Il nous emmenait voir les paysages, les bateaux et les ciels des poèmes. Quand il lisait Prévert, il était l’oiseau dans la cage, le petit train autour de la terre. Il pouvait réciter sans une hésitation, sans une erreur des poèmes entiers de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine ou René Char son préféré. Les profs n’arrêtaient pas de lui dire que s’il voulait se donner la peine dans les autres matières, il aurait aussi de bons résultats mais Momo, il s’en foutait des autres matières, tout ce qu’il voulait c’était entendre les mots des poètes claquer sur sa langue ou glisser hors de sa bouche.

Vers la fin du collège, en 3ème, Momo, on a commencé à moins le voir en classe. Il traînait plutôt au pied de sa tour à fumer des joints longs comme son bras et à enquiller les cannettes de 8/6. Dans la cité, certains disaient qu’ils l’avaient vu se shooter mais ce que je sais, c’est que quand je le croisais quelquefois en bas de chez lui, on parlait un peu. Il me disait qu’il avait découvert des poètes arabes anciens et qu’il écrivait quelques trucs puis sa bouche venait se coller contre le métal froid de la cannette et il basculait la tête en arrière comme pour envoyer la bière au plus profond de son cerveau. Au bout d’un moment, il ne parlait plus et je le laissais là avec sa misère au fond des yeux.

Le parking du centre commercial se dresse sur un plateau qui domine la mer. Au loin, on voit les cargos attendre leur tour pour entrer dans le port. Le vent souffle dans tous les sens et le ciel étend un tissu de lourd coton gris perle au-dessus des collines. Elles font comme une peau toute craquelée, des milliers de nervures coulant vers la mer. J’ai allumé une clope et j’ai baissé la vitre. Le vent s’est engouffré dans l’habitacle, a passé sa main glacée dans mes cheveux, sur mon visage avant de ressortir puis de revenir de plus belle. J’ai tiré longuement sur ma clope et puis c’est le lycée qui s’est invité dans mes souvenirs. Le lycée et Naïma…

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