Comme au cinéma

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Comme au cinéma

Perdu depuis huit jours dans un festival de cinéma je traîne mes savates. En fait de belles sandales italiennes, ajourées, seule paire à mon goût et à ma pointure,   moitié prix dans une boutique de luxe en liquidation. Malgré ce pied heureux c’est mon cœur qui est en soldes. Ravagé. Le soleil est radieux et un programme copieux  traduit l’horreur du monde dans de multiples salles et sur la Piazza Grande. Parfois artistiquement. Je ne partage pas, cette fois, l’euphorie de la foule gourmande. Séquelles personnelles. Trop de souvenirs amers ravivés. J’ai décidé de rentrer chez moi. Le Festival se termine dans deux jours.

 A la gare pourtant, au dernier moment, au guichet, je me ravise et je ne prends mon billet de retour que pour le surlendemain. Pourquoi ? Allez savoir.

 Suis-je saturé de films déprimants ou de l’écran de mon regard déprimé ? Ici où là, peu importe. Avec celui-ci où avec celle-là, je m’en fous. Je vais noyer mon vague à l’âme dans le bar le plus branché où stars en herbes, cinéphiles enragés et jeunes réalisateurs en quête de notoriété se saoulent et jactent doctement entre deux projections. Je partage avec un mec américain complètement allumé une dégustation de cocktails divers. Il m’en offre à tours de bras en m’appelant passionnément Mike. Mon nom est Michel, lui, c’est John. Je crois saisir qu’il est homosexuel, musicien et producteur de films. Il me raconte dans son jargon des histoires apparemment excitantes auxquelles j’entrave que pouic. Je fais mine de comprendre en hochant la tête et en disant yes de temps en temps. Je crois avoir entendu à un certain moment « nice shoes » et avoir surpris un regard admiratif.

 A quatre heures du matin, je largue le yankee volubile. Mes pieds titubent légèrement dans leur revêtement de cuir clair artisanalement ouvragé et me ramènent tant bien que mal à l’hôtel « dell Angelo ». Je m’écroule.

Lendemain glauque. Des marteaux piqueurs dans la tête j’ingurgite mon troisième café. Lentement, un éclair traverse la salle à manger de l’Ange : le sourire le plus radieux que j’aie vu de ma vie. Aucun doute, il m’est adressé. Je murmure comme en rêve : bonjour. Une femme me regarde. Son sourire s’irradie un peu plus encore… Et voilà tout. Elle a passé l’inconnue. Belle comme un matin d’été. Je me demande si elle a remarqué mes nouvelles sandales.

 Morne, une heure plus tard, je contemple à une terrasse de café une horde ensommeillée, déambulant sous les arcades. Le vide d’innombrables rangs de chaises sur la grand-place semble attendre l’appétit de fiction des festivaliers.

 Soudain ondule, réelle dans la foule, une silhouette que je reconnais. C’est elle. Impulsivement je me lève et veux la suivre. Garçon ! L’addition ! Elle ne m’a pas vu. Le garçon tarde. Elle disparaît. Merde ! J’aurais mieux fais de partir sans payer. Une chanson de Piaf résonne dans ma tête…

 Le soleil, de plomb, aggrave le poids du spleen qui m’écrase. Un énorme bastringue cinématographique consacré au football m’achève. Néanmoins le sourire du matin me hante tout l’après-midi. Impalpable comme celui du chat de Cheshire. Au crépuscule, la place devient progressivement noire de monde. Le dernier film en compétition est très attendu. Le jury se prononcera ce soir. Un projecteur et une caméra balayent l’espace. En direct sur un écran géant apparaissent alternativement les sourires de circonstance de quelques-unes des célébrités présentes et des visages anonymes de spectateurs promus vedettes un instant .  

 Coude à coude les ombres s’agglutinent. Je ne suis qu’une ombre de plus. Et soudain la lumière. Ce n’est pas le projecteur baladeur. C’est elle, face à moi. J’hume un irrésistible parfum. Je plonge dans son  regard… vais-je me noyer ? Jean Gabin et Michèle Morgan. Sans paroles. Je ne l’embrasse pas.

 Je capte derrière elle un autre regard, carrément hostile, vindicatif à tuer. Instant western. Un homme l’accompagne. Clark Gable en macho italien. Je brave le risque d’un poing dans la gueule. Le masque viril de la brute clame en gros plan : « Propriété exclusive ». Je n’ai pas peur. Je parle à l’apparition : «Votre sourire a illuminé ma journée ». J’entends une voix féminine qui vibre doucement : « Merci ». Je devine chez l’autre mâle un implacable «Va fanculo » tandis qu’il l’emmène rapidement hors de mon atteinte. C’est fini. Je ne verrai pas le film attendu. Je m’enfonce dans une ruelle déserte.

 La soirée traîne. Un plat de spaghettis. Avant d’avaler, tout de même, un dernier court-métrage. Puis je sirote un whisky avec une veille copine rencontrée par hasard. Nous nous remémorons la conférence de presse d’Aki Kaurismaki, l’an passé. Le réalisateur était complètement saoul. Mon vieux copain Mac Callan me sussure sournoisement qu’on peut être alcoolique et génial. Diable, que fais-je donc ici ? A chacun sa Finlande…

 Sur le coup de minuit,  je rembobine péniblement mes films noirs. Sous les guirlandes essoufflées de la fête finissante surgit alors un groupe de joyeux lurons. En tête, John, le producteur yankee d’hier. Il est grand et baraqué, je ne vois pas tout de suite qui est derrière lui. Il me saute dessus, m’embrasse avec effusion et s’efface me disant : ( là je comprends parfaitement son anglais de Brooklyn) « Mike ! Il faut que je te présente Tizia, une femme formidable ! ». Et le sourire du matin me tourneboule à nouveau.

 S’ennuyait-elle avec son hidalgo possessif dans les mondanités de la soirée officielle de proclamation des résultats ? Toujours est-il que mon John (oui, je crois que je l’aime énormément tout d’un coup) l’a convaincu de le suivre, sans son garde du corps, dans ce « very nice bar » ou il avait rencontré la veille un « so nice guy ».

 Nous parlons jusqu’à la fin de la nuit, mais le plus important est le halo de silence qui enveloppe chaque mot. Celui de tous les possibles. Travelling sur l’infini.

Dès le lendemain notre ange ne nous abandonnera plus. L’hôtel mérite son nom. Tizia décide de différer son départ prévu pour l’Italie et d’assister avec moi à la projection du film qui a obtenu le Léopard d’Or. Un film japonais au rythme très lent qui ne sera jamais projeté dans les salles tant il est beau et personnel. Son titre français est «Promesse d’Amour ». La promesse sera tenue.    

 MICHEL                                                                                           

                                                                                         

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