Immobiles

Pauline Perrier

Mais que fait cette jeune femme qui tient son portable à bout de bras en faisant la moue au beau milieu du tram ? Et ce couple qui, plutôt que manger la pizza posée devant eux, la fixe à travers la lentille de leur téléphone ? Ils s'affichent, dans cette insatiable tentative de prouver à leurs « amis » qu'ils ont une vie plus excitante que la leur.

Les nouvelles technologies ont permis de briser la sédentarité des individus, de leur ouvrir le monde. Nous sommes tous devenus nomades, pour le travail, les études, et même par loisir. Peu importe la distance, Skype, WhatsApp et Facebook maintiennent le lien avec nos proches. On est là, virtuellement, toujours à portée de clic. Mais ce n'est qu'une infime part du rôle que jouent nos smartphones dans nos vies. Le reste, c'est de l'exhibitionnisme, une compétition qui s'est tacitement imposée entre les individus. Pendant que toi tu es tout seul dans ton lit, je poste un selfie depuis la muraille de Chine, je suis en carré VIP dans la boîte branchée du moment, je claque 200€ dans un magnum de Champagne et je rince tous mes potes. On s'ennuie dans la file d'attente du ciné, on prend un Snap, on y inscrit « trop bonne soirée avec les loulous », on ajoute quelques smileys pour que ça sonne vrai et on le met en Story, cette fonction qui permet à tous nos contacts de voir ce qu'on fait, et qui nous montre qui est allé regarder. Nous ne sommes pas la génération Y, nous sommes des voyeuristes. Nous vouons un véritable culte à l'image : plus on en montre, plus on a d'abonnés, de followers, d'amis… J'ai été au dernier concert de Shaka Ponk, c'était génial, je peux te montrer : j'ai tout filmé.

Qu'est-ce qu'on voit vraiment ? Qu'est-ce qu'on retient par nous-mêmes ?

Les mobiles sont devenus un filtre entre le monde et nous. Pas celui de Snapchat qui assombrit la photo et cache tes boutons, celui-là il est cool. Non, un plus opaque, un médiateur entre la vie et ce qu'on en fait. Au lieu de contempler ce qui nous entoure, on a les yeux rivés sur les écrans de nos smartphones. Parce que c'est plus intéressant de savoir que le bébé de Julie a mis de la purée de carotte partout, ça nous évite de regarder le SDF devant lequel on passe tous les jours sans jamais lui filer une pièce ou un paquet de gâteaux. On se barricade derrière nos écrans, on vit par procuration, et on a quand même l'impression d'être sociable et d'avoir une vie bien remplie. Après tout, c'est comme ça que ça s'appelle ; un réseau social, ça ne peut que créer du lien, non ?

On publie sur Instagram le contenu de nos repas, nos photos dans les cabines d'essayage, les clichés de soirées arrosées. Chacun a le droit à son moment de gloire éphémère. Les punchlines sur Twitter nous propulsent en tête des top tweets et des articles de Topito ; on est retweetés, on gagne des followers, et il faut faire encore plus gros au coup d'après. Il est possible de devenir un nom sans jamais avoir rien fait de concret.

Il n'y a qu'à observer les quais de gare : si tu ne fumes pas, tu vérifies ton smartphone toutes les deux secondes, tu attends la notification qui signalera que quelqu'un s'intéresse à toi, qui te donnera quelque chose à faire le temps d'un instant. Tu ignores de quelle couleur est la valise devant toi, là, juste sous ton nez. Tu ne parles pas aux inconnus, sauf s'ils se sont connectés à ton réseau. Il n'y a que là où tu es accessible.

Les rapports entre les gens ont été entièrement reconfigurés, l'intimité est un concept qui s'effrite, l'anonymat aussi. On met des visages sur les ragots, il suffit de lâcher un nom au détour d'une conversation et on peut afficher un profil dans la seconde qui suit. Quotidiennement, 864 millions de personnes se connectent à Facebook et 805 millions ont faim, mais ça, tout le monde s'en fout. On est plus préoccupés par le nombre de « j'aime » sur notre photo de profil que par ce qui se passe dans le monde, on cherche ce qu'on pourrait faire pour impressionner nos contacts, dont l'appellation varie en fonction du réseau social (troublant encore plus les liens IRL (in real life)), mais on ne fait rien pour améliorer le monde. Nous avons tout à portée de main pour le parcourir et le découvrir, mais les mentalités sont égocentrées. Nous ne pensons qu'à figer l'instant, nous sommes plus immobiles que jamais, centrés sur notre propre vie plutôt que changer d'échelle. Des jeunes contre-attaquent les neknominations, ce jeu où on doit boire cul sec un verre d'alcool de la manière la plus originale possible, en se filmant en train d'apporter des Macdo à des sans-abris. Mais qu'en est-il une fois que la caméra cesse de tourner ? Est-ce que ça vaut toujours la peine de dépenser des sous pour quelqu'un qui ne pourra jamais nous le rendre si on le fait dans l'ombre, si on ne récolte pas les acclamations de la foule et des millions de « like » ? N'est-ce pas mieux de dépenser cet argent dans des fringues de marque qui, elles, pourront en mettre plein les yeux ?

Les smartphones et toutes les applications qui les animent ont lancé cette avidité de voir et d'être vu. On cherche à rendre chaque moment anodin incroyable, pour l'exposer aux yeux de tous, prouver que même quand on doit tondre la pelouse ou s'occuper de mémé, on est une personne tellement géniale que l'activité en devient tout aussi fantastique. On laisse tomber une bretelle de son top sur ses photos pour récolter plus de « j'aime », on se montre abdos saillants. L'activité sur les réseaux sociaux est devenu une forme d'onanisme, on se repait de l'attention qu'on obtient, on jouit de ces gloires éphémères ; on joue à celui qui a le plus d'admirateurs. Même quand on a détesté la soirée, on inonde son mur de photos où on arbore un visage souriant, on ajoute des légendes pleines d'entrain, histoire de ne pas y être allé pour rien. On check ses messages en plein rendez-vous, on n'écoute plus vraiment ses proches pour se consacrer à ceux qui sont à l'autre bout de la ligne. On peine à se regarder dans les yeux lors de dîners aux chandelles, à s'échanger des mots qui viennent du cœur sans la protection de smileys et de points de suspension qui laissent planer le mystère. En somme, ce qui était censé nous rapprocher s'est dressé en barrières.

Et s'il était temps de décrocher ?

  • La chute ce n'est pas la connexion non, c'est ce qui trop souvent se cache sous accroche... Wifi ! il y a du monde autour, éprend qui croit filer sous la toile enfin... Click, croix !

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    feudastik

  • Une analyse technologique et de soi rudement réfléchie

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Philippe Larue

  • Trop vrai tout ça. D'accord à 300%.

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Chantal Girard

  • Une analyse intéressante

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Philippe Larue

  • Le mobile ne sert plus à téléphoner, il sert à devenir un serf de la technologie avec des outils ultra-performant. On y perd le contrôle de sa vie pour avoir un contrôle de son image. La génération d'assistés techniques est entrain d'avenir... Avec, notamment les enfants, de gros problèmes de concentration à l'école et certaines difficultés à élaborer une réflexion personnelle. En tout cas votre texte explicite bien justement cette démotivation pour la vraie vie. Merci

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    blanche-dubois

    • Ravie d'avoir pu rendre ta pensée, merci pour ton message.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      31

      Pauline Perrier

  • Totalement ça.

    · Il y a presque 9 ans ·
     mg 3423

    Rachel Audin

  • Un texte argumentatif, très bien écrit. Seulement, jeme permettrais de dire quele virtuelle n'est pas une mauvaise chose. Biensur, tout ce qui a eteditest purement vrais mais il faut noter que le virtuel est une distance a la realite, et c'est cette distance qui permet d'apprecier la vie que mene chaque personne. Il n'y a pas que du mauvais au virtuel. Il ne faut pas en abuser, certe, mais le virtuel permet des rencontres innatendus, le rapprochements d'idees, et puis surtout le combat contre la solitude. Au sujet des gens qui meurent de faim, des SDF, je pense que le virtuel n'a rien a voir la dedans. Les parents, les personnes de la realite' on conscience de la pauvrete dans le monde, l'enseigne a leur enfant mais ne font rien. Il y a savoir et agir. Il n'y a que le savoir ici. Beaucoupde verites de drames de miseres sont ignores, beaucoup dautres, mais cela n'est peut-etre pas dus au virtuel mais a quelque chose qui nous echappes.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Mannequinat 4

    Hélène Benetreau

    • C'est une prise de position et je pense que le virtuel amplifie cette distanciation, parce que les jeunes qui se filment en train d'apporter des macdo à des SDF ne le feraient probablement pas s'ils n'avaient pas cette reconnaissance à la clef et c'est en cela que c'est un problème et que notre rapport à la réalité et aux vrais problèmes est faussé. Après, je suis moi-même une grande utilisatrice du virtuel. Mais ce texte vise à prendre position, à dénoncer les dérives.

      · Il y a presque 9 ans ·
      31

      Pauline Perrier

  • Très bonne critique des réseaux sociaux, créant ces liens virtuels et factices beaucoup moins solides que les liens réels et physiques. Bravo adversaire de concours :-)

    · Il y a presque 9 ans ·
    Avatar

    Olivier Bay

    • Merci beaucoup, je n'ai pas encore eu le plaisir de vous lire mais je n'y manquerai pas !

      · Il y a presque 9 ans ·
      31

      Pauline Perrier

    • J'en profite pour faire la promo d'un texte que je viens de lire : La Princesse.
      Il m'a bien fait sourire. Bravo à l'auteur ;-)

      · Il y a presque 9 ans ·
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      Olivier Bay

    • Merci beaucoup, ça me touche :)

      · Il y a presque 9 ans ·
      31

      Pauline Perrier

  • La suite logique de la spéculation : l'être devient virtuel. Elie Faure disait : "Ce qui tue ce n'est pas d'apprendre, c'est de ne pas sentir ce qu'on apprend". On dit que c'est la vogue de l'immédiat et de l’éphémère, mais, tout ce qu'il y a alentours et qui n'est pas vécu, c'est tout autant immédiat et éphémère qu'un snap. La différence, c'est que ça frappe, ça touche, ça peut déranger voire bouleverser. Les gens ne veulent plus être touchés, dérangés, bouleversés. Et là, on peut se perdre en conjectures : la peur, la méfiance, le mauvais goût, le narcissisme.... En tout cas, c'est bien dit. Et puis j'aime bien les coups de gueule. Merci.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Vie1

    thib

  • Votre chronique est un portrait réaliste d’une société en mal de selfie, aspirée par le bling bling, happée par l’éphémère, obnubilée par la « zéro socialité » de son narcissisme. Je la retweete instantanément. Pour que vous décrochiez la une.

    · Il y a presque 9 ans ·
    479860267

    erge

  • Triste réalité que ce monde où peu de personnes peuvent encore prendre du recul sur la situation et y porter un regard critique, quitte à se dissocier de l'opinion générale. Tu y parviens avec beaucoup de justesse, respect !

    · Il y a presque 9 ans ·
    20150403 184738

    Jérémy Da Silva

  • Tellement d'accord avec toi ! bravo !!

    · Il y a presque 9 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

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