Jamie [Club Jetez l'encre]

octobell

Sur le fleuve, une péniche éclairée aux guirlandes. De la musique, des voix qui s’entrechoquent. Passionnément. Vague de sons à la marée montante qui s’échouent sur le quai. Piètrement. Contraste saisissant. Le quai vide et silencieux. Sombre et silencieux. Ne passe qu’un chien errant qui s’arrête un moment pour renifler avec curiosité les souliers de cette silhouette plongée dans la noirceur de ce réverbère cassé. Seule une petite lueur rougeoyante et crépitante témoigne de sa présence. Et bien vite, la cigarette rejoint le parterre que le fumeur s’est constitué au cours de ces trop longues minutes à hésiter.

Il s’appelait Jamie. Il enfonça les mains dans les poches de son imper, rentra la tête dans les épaules et se sentit parcouru d’un frisson glacé ramené par le vent. Il hésita encore, prit une longue inspiration et rassembla tout son courage pour faire ce foutu pas en avant, dans cette direction que ses yeux ne lâchèrent pas, là où sur la péniche, la fête battait son plein.

Ses épaules s’affaissèrent brusquement. Il ne pouvait pas. Non, non, non, il ne pouvait pas. Dans un grognement de rage, il se saisit de ses boucles blondes à pleines mains. Encore une fois, comme à chaque fois et depuis toujours, il se laissa engloutir par cette terreur qui lui compressait le bas-ventre. Cette timidité pathologique qui le rongeait. Peu nombreux étaient ceux qui comprenaient ce mal-être permanent. Il l’avait souvent entendu autour de lui, et ça avait même été jusqu’à être le sujet d’un article dans le journal de l’école quand il était adolescent : Jamie avait tout pour lui. A l’aube de ses trente ans, il respirait la perfection physique et la réussite. Il avait un visage angélique délicatement tracé, des lèvres boudeuses qui auraient tenté la plus chastes des femmes de l’embrasser, et des cheveux blonds et bouclés qui parachevaient cette allure de chérubin. Ses yeux bleus représentaient le seul détail intriguant de son visage : irisés d’un froid qui provoquait souvent le malaise, pour nombre de femmes, néanmoins, cela ne faisait qu’ajouter à son charme. Il était grand, mince, et d’une stature naturellement élégante. Et comble de la perfection, sa voix, pour peu qu’il daigne parler, était grave et profonde, saisissante jusque dans les entrailles. Comme si ça n’était pas suffisant, Jamie était brillant. Des études de médecines réussies haut la main, qui l’avaient conduit à entamer une jeune carrière de chirurgien déjà réputée, en partie grâce à son père qui avait emprunté le chemin avant lui.

Il aurait pu être tout, Jamie : arrogant, altruiste, suffisant, ouvert, amusant, généreux, bien dans ses baskets ou se sentir la main de Dieu. Mais il n’était rien de tout ça. Rien d’autre que la proie de cette inavouable peur des autres et de lui-même. Rien d’autre que cette mortification à l’idée de simplement apparaître. Exister aux yeux des autres, être vu, être jaugé, être jugé. Son père était chirurgien, sa mère était une artiste reconnu, son frère aîné avait la sociabilité dans la peau, et son cadet – le plus opposé de lui – avait suivi le chemin de sa mère. Jamie était un grand point d’interrogation dans sa famille, le seul qui ne souhaitait pas être remarqué, qui aurait préféré disparaître plutôt que voir les gens se pencher sur lui.

Parfois il l’enviait, son petit frère, Arthur. Ils étaient le jour et la nuit. Ses fines mèches noires qui balayaient ses yeux d’un bleu perçant et malicieux. Son visage anguleux et taillé à la serpe, sa silhouette fine, son perpétuel sourire gouailleur et son aura de « regardez-moi ! » Il était fait pour ça. Il attirait les regards uniquement parce qu’il le voulait. Il n’avait pas la beauté de Jamie, alors il jouait de son charme canaille qui faisait tout autant de succès. Il défonçait les portes à coup de sabots et il s’imposait partout où il allait. Arthur ne serait pas resté là pendant une heure à tergiverser pour savoir s’il devait aller ou non à cette fête où il avait été invité. Il n’aurait pas trouvé son salut dans la noirceur de la nuit. Noirceur dans laquelle Jamie s’enfonça d’autant plus en reculant d’un pas, alors qu’un couple riant aux éclats sortait de la péniche pour profiter d’une balade intime sur le quai. Il les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent de son champ de vision, puis le ramena sur cette fameuse péniche-restaurant réservée pour l’occasion.

Il amena une dernière cigarette à ses lèvres et éclaira brièvement son visage de la flamme du briquet qui vacilla devant lui. Une longue inspiration de nicotine, et il avança d’un pas. Puis deux, puis trois. Il était enfin lancé. Il s’arrêta devant le petit ponton qui séparait le quai du bateau, et prit le temps de terminer sa cigarette avant de le franchir. Les bruits et les lumières lui parvenaient avec plus de force, tout comme les cognements de son cœur contre sa cage thoracique.

Rassemblant son courage, il franchit le pont, puis la porte du restaurant, qui avait été transformé en salle de réception, banderoles et cotillons qui souhaitaient bon vent à l’un de ses amis sur le point de partir à l’autre bout du monde. Il avançait au milieu des invités, champagne à la main et éclats de rire aux lèvres, et ne répondait que vaguement à leurs politesses. Il ne voyait plus qu’une chose, cette chevelure dorée, source de son appréhension actuelle. Il ne rata pas le regard qu’une autre des convives lui octroya, tandis qu’elle s’adressait à elle. Un coup de coude dépourvu de toute discrétion, un coup de menton dans sa direction, et voilà sa belle qui se retournait.

Lea. Elle attisait ce feu en lui qui le consumait derrière la façade de son imperturbabilité. Il aurait voulu renverser tables, chaises, convives et plateaux de champagne pour se précipiter vers elle et l’embrasser passionnément dans une longue scène hollywoodienne. N’y auraient eu ces regards posés sur lui. N’y aurait eu cette terreur tapie en lui. Il s’octroya tout juste un sourire à peine perceptible, alors que le visage de Lea lui, s’illuminait tout entier.

« Tu es venu ! » Souffla-t-elle avec soulagement. Elle abandonna sa flute aux mains de son amie, et s’avança vers lui jusqu’à ce que l’obstacle du torse de Jamie contre sa poitrine l’empêche de faire un pas de plus en avant. Elle se hissa sur la pointe de ses pieds et colla son front contre le sien. Les yeux de Jamie ne voyaient plus que son sourire qui l’irradiait tout entière. Il n’existait plus rien. Le monde avait disparu, et ils n’étaient plus que tous les deux, flottant au milieu du néant. Enfin. Il se permit alors de passer les mains sur sa nuque, ses doigts effleurant ses cheveux, et se pencha en avant pour l’embrasser. Passionnément. 

  • J'avoue, Octobell adore commencer... Et ne pas finir ! Nous laisser sur notre faim, comme ça! Vraiment, quel manque d'humanité ;) Ta description de Jamie est vraiment géniale, recherchée, et parfait sans l'être, il devient effectivement attachant et la scène des retrouvailles est vraiment très bien décrite. Peut-être (mais ce n'est qu'une minuscule suggestion) ton texte aurait été encore mieux si on avait pu sentir son "combat" intérieur contre ses propres démons, un pas en avant puis en arrière, face à cette envie dévorante de s'approcher de Lea. Tu vois ?
    C'est officiel et unanime, tu as un don pour les histoires :)
    Merci d'avoir rejoint la péniche!

    · Il y a environ 11 ans ·
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    Alice Neixen

  • Ooh merci à vous !

    Rafi, ça me fait très très plaisir ce que tu me dis là, je suis flattée !! ^^
    Et Woody... j'avoue, et je n'ai aucun argument pour ma défense ^^

    · Il y a environ 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • bien joué ... une fin un peu convenue mais agréable quand même grâce au profil du héros ...

    · Il y a environ 11 ans ·
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    woody

  • Alors alors, il me semble qu'il manque un petit (1) après le titre, parce qu'il y aura une suite n'est-ce pas ?
    Tu ne peux pas nous décrire aussi bien un personnage tant dans ce qu'il est que dans ce qu'il ressent et nous laisser comme ça ... moi j'en veux plus ^^'

    T'as cette faculté là, Octobell, tu nous plonges dans ton histoire et on se prépare à lire un roman qu'on va adorer et puis hop c'est la fin.

    C'est pô juste ...

    :)

    · Il y a environ 11 ans ·
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    rafistoleuse

  • Ambiances de rencontre amoureuse sur une péniche en fête! Pas mal!

    · Il y a environ 11 ans ·
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    Colette Bonnet Seigue

  • "Tu es venu"... Passionnément ! J'ai lu avec beaucoup de plaisir cette nouvelle. Bravo

    · Il y a environ 11 ans ·
    La main et la chaussure

    Stéphan Mary

  • Ahah merci beaucoup :D

    · Il y a environ 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • Oh c’est trop mignon ! La description que tu fais de Jamie le rend immédiatement attachant… d’où mon sourire niais en lisant la fin ! J’adore particulièrement l’écho que trouve la phrase d’Alice dans tes dernières lignes !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    De grandes quantites de pluie vont tomber 150

    odepluie

  • Merci, mais faut bien admettre que ce texte est franchement, laaaaargement en deça de ce qui a été proposé pour le défi par les autres. En témoigne la note plutôt juste, je trouve !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • Très belle histoire, toute en sensibilité ! Mention spéciale pour l'ambiance et les descriptions qui nous plongent parfaitement dans les lieux !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

  • tres belle histoire, bravo tres reussi

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    christinej

  • C'est beau! Bien romantique comme j'aime :)

    · Il y a plus de 11 ans ·
    20141112 173659

    alcestelechat

  • Belle histoire! Comme quoi, l'amour!...

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

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