Je suis pas vivante

octobell

Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi je me sens comme ça ? C’est bizarre, je me sens… Pas vivante.

Attends, attends, laisse-moi me concentrer, que je rembobine et que je remette les faits. Ah oui, c’était ça : j’arrivais plus à respirer. Cette « douleur intercostale », comme avait dit mon docteur, s’avérait être une vraie plaie. Et le masque à oxygène, ça me soufflait à la tronche aussi sûrement que si j’étais devenue la figure de proue d’un avion de chasse.

« On va vous intuber, ce sera plus simple pour vous. On va juste vous endormir, et on vous réveillera tout de suite après. »

Alors donc, je suis réveillée ?

Non.

Je dors encore, je le sens, je le sais (quand t’as maaaal à l‘autre bout de la teeeeerre… Ouais, bon…)

Si j’ouvrais les yeux, par exemple, peut-être que je verrais mieux… En effet. Je… dors, oui. Là, en-dessous, je dors. Et je vois les médecins qui s’agitent autour de moi. Hum, pas très ragoûtant, tout ça. Putain, la vache eh ! Ok je sens rien, mais vous êtes pas obligés d’y aller comme des bourrins ! Je suis sûre que je peux quand même vomir, même en étant inconsciente, vue la délicatesse avec laquelle vous m’enfournez ce vieux tuyau dans la bouche. Je suis bonne pour avoir une extinction de voix pendant une semaine avec tout ça ! Moi qui ai les cordes vocales si fragiles…

Je vais voir ailleurs si j’y suis, puisque c’est ça !

Tiens, je vois ma mère de l’autre côté. Et… Oh, mon père ! Tu pleures, papa ? Pourquoi tu pleures ? C’est étrange ça… Des huit premières années de ma vie, le seul souvenir que j’ai de toi, c’était déjà ces larmes que t’avais versé, là, appuyé contre la table de la salle à manger, parce que maman était partie, et qu’elle nous a emmenés avec elle. C’est quoi que tu pleures, alors ? Toutes ces années que tu n’as jamais su rattraper ? C’est que ça s’échappe comme d’un rien ce truc là, la vie. Et si la mienne elle partait ce soir, tu réalises toutes les choses que tu ne pourras jamais rattraper, n’est-ce pas ?

Maman, tu joues la forte. Comme toujours. Tu joues toujours la forte alors que bon sang, maman, je sais bien que t’es rien d’autre qu’une brindille. Me fais pas croire le contraire, je te connais comme si tu m’avais faite.

Tiens, un des médecins qui sort. Mes parents qui se précipitent vers lui, mais vu la tronche qu’il tire, ça sent déjà pas bon.

« Est-ce qu’elle va bien ? » Mon père demande. Le médecin se contente de secouer la tête, défaitiste. Ah ben c’est sympa ça, quel optimisme dis-donc ! Bravo monsieur !

Hep hep hep, attends-voir une seconde. T’avais pas dit y’a cinq minutes que tu me réveillerais une fois que je serais intubée ? Et j’ai un nouveau superpouvoir, moi, monsieur : je vois à travers les murs ! Et je peux le voir, là, que je suis intubée. C’est fini ! Réveillez-moi, maintenant ! C’était sympa, maintenant on remballe le matos, on rallume les lumières et on rentre à la maison.

Pourquoi vous m’abandonnez ? Pourquoi vous partez ? Putain j’ai encore rien suivi moi !

***

Je suis où ? Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est bizarre, je me sens… Pas vivante.

Ah oui, c’est vrai, merde. C’est que j’ai failli oublier… Je suis pas vivante. Enfin pas tout à fait. Je suis pas franchement morte non plus, c’est déjà ça de fait, hein ?

Ces foutus médecins, ils m’ont menti ! Charlatans ! Entubée, que j’ai été, ouais ! Je devais me réveiller, mais c’est pas arrivé. Non, à la place, je dors encore, et je voyage. Non, non, je veux dire je voyage, pour de vrai ! Je l’ai vu, mon transfert vers un autre hôpital où ils sauront mieux gérer. Je les ai vus me découper en deux, là comme ça, au milieu de la nuit, parce que sinon, je passais pas la matinée. C’est ce qu’ils ont dit à ma mère avant de lui demander si elle acceptait. Oui, oui, le choix cornélien de ma mère :

« Voulez-vous que votre fille meure ou qu’elle vive ? »

Ah je sais pas, vraiment, c’est vrai que n’importe qui hésiterait. Mais bon, il paraît que c’est la procédure, des fois que ce soit contre notre religion.

Alors oui, ils m’ont opérée. Ils m’ont sauvée, qu’ils ont dit. Sauvée ? Pourtant, je suis toujours pas réveillée. Et puis v’là la tronche du sauvetage, ma parole ! Je suis toujours intubée. Poumons blancs, qu’ils disent. Je peux toujours pas respirer. C’est un peu ballot, ça. C’est dur de vivre sans respirer. Alors ils essayent plein de trucs ! Mais plein ! Ils ont même tenté le curare alors c’est dire tout ce qu’ils ont essayé. Puis y’a les mots savants qui commencent à germer, des histoires de SDRA et des trucs comme ça. Je sais pas ce que c’est, moi, tout ça, mais en tout cas je comprends que c’est critique. En attendant, je vois mon corps se transformer. Il se décharne, gonfle, se redécharne. Puis je vois les aides-soignantes qui me lavent les cheveux et qui prennent soin de moi. Et même dans le coma, je peux pas m’empêcher de bouger. Ils sont obligés de me sangler au lit pour que j’arrête d’enlever ce putain de tube de ma bouche. C’est un peu triste comme vision, j’aime pas beaucoup ça.

En attendant, rien ne s’améliore, là-dedans. A tel point qu’ils le disent : « Y’a plus rien à faire. »

Ils disent aussi : « il faut qu’on prévienne la famille. »

Non, non ! Les prévenez pas ! Ca va pas ou quoi ? Faut pas mettre la charrue avant les bœufs mes p’tits cocos ! Je suis pas encore morte, moi ! Je suis pas tout à fait vivante, je le concède, mais j’aimerais bien ne pas être enterrée tout de suite, merci !

« Allo oui madame ? Il faut qu’on parle. »

« Non. »

« Pardon ? »

« Non. Je viens demain. On parlera demain si vous voulez. »

« Très bien. »

C’est bien, maman ! N’y crois pas ! Ne les crois pas ! Je n’ai jamais aussi bien porté mon nom. Je suis Morgane la fée, et les fées, elles ne vivent que lorsqu’on croit en elles. Continue à croire en moi, maman, et je te promets que je mourrai pas ! Je te connais trop bien, tu sais ! Je sais que tu n’y survivrais pas.

Alors les médecins tentent un dernier truc. Ils sont pas sûrs que ça marchera, de toute façon ça fait jamais ses preuves ce truc-là. A se demander pourquoi ça existe. Alors c’est parti pour un long processus de ventilation mécanique, chiante et qui plus est rude pour mon pauvre petit corps déjà malmené par tous ces trucs-là. Je suis en mode crêpe : 12h sur le ventre, 12h sur le dos. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que je me décide à me réveiller. Et ça peut durer longtemps, ces trucs-là.

Tiens, t’es qui toi ?

Mon ange gardien… Ah oui tiens, je reconnais tes mèches noires. Je t’ai vu une fois dans le bus, tu te souviens ? Je sais pas ce qui se serait passé si j’avais raté mon arrêt ce jour-là, mais visiblement, il fallait pas. Les aléas de la contingence. Je me demande quand même à quoi aurait ressemblé ma vie si t’avais pas appuyé sur le bouton.

Pas à celle-là. Ouais, nan, c’est sûr, je serais pas à moitié en train de léviter comme un fakir pour éviter d’écraser tous les bidules que j’ai sur le ventre.

C’est une épreuve pour quelque chose de plus grand. Eh ben c’est que ça va être vachement grand alors, parce que je la trouve plutôt costaud, là, l’épreuve. T’estimes pas que j’en ai eu assez dans ma vie ? Je voudrais pas avoir l’air de me plaindre, mais c’est quand même pas la première couille que je subis. Des rêves brûlés, des projets avortés. Et je parle gentiment !

Il est temps que je me réveille. Ah bon, parce que c’est moi qui choisis ? Bon, soit, ok… Mais tu restes pas trop loin hein ? T’es assez spécial comme ange-gardien, mais j’avoue que je t’aime bien quand même. T’aimes bien me mettre des bâtons dans les roues, mais j’ose croire que c’est pour quelque chose de plus grand. Oui, oui, je sais, tu viens de me le dire. Estime-toi heureux, je suis d’accord avec toi, au moins !

Bon, c’est pas le tout, mais j’ai quelque chose de plus grand à construire, moi.

Tiens, maman, tu es là.

« Ta sœur vient demain. » Tu me dis.

Oh, déroulons le tapis rouge alors ! Ma sœur, mon double, elle ne peut décemment pas me voir comme ça. C’est un piètre miroir que je fais là. Alors, comme disait l’autre, qui savait de quoi il parlait : « sois tranquille, tout va bien. »

Promis, demain, je serai réveillée.

***

Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi cette agitation ? Où est-ce que je suis ? Je reconnais pas le plafond, là. Et c’est qui celle-là ? Pourquoi elle dit mon nom, comme ça ? Elle s’appelle comme moi ? Où est-ce que je suis ? Dans quel espace ? Dans quelle époque ? Pourquoi est-ce que tout s’agite autour de moi ?

Non, non, attendez ! Vous vous êtes trompés ! Je suis pas celle que vous recherchez ! Je suis qu’une innocente jeune femme qui n’a rien demandé. Pourquoi je peux pas parler ? Pitié, me faites pas de mal, je vous jure que j’ai rien fait. Tout s’embrouille complètement. Et j’oublie tout.

Je me réveille dans du coton.

« Tu as dormi dix jours, » me dit-on. Dix jours, c’est long. J’ai du mal à respirer. J’ai l’impression de peser vingt-cinq tonnes. J’arrive même pas à lever les bras, et y’a ce tube dans la bouche qui m’empêche de parler. Je comprends plus rien, putain ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce que je suis…

Vivante ? 

  • Très fort, très sympa la façon dont tu exprimes ça, un peu là, un peu absente, top.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

  • Très puissant, j'adore, ça me rappelle un livre que j'ai lu : "Tous les rêves de ma vie". Bravo, j'en suis scotchée.

    Au plaisir !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Img 3458

    mamzelle-plume

  • Purée c'est tellement fort! Bravo!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    20141112 173659

    alcestelechat

  • Très sympa à lire malgré le sujet, c'est ça le talent! :)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Noir

    suzelh

  • Merci énormément à vous tous ! Chacun de vos commentaires me fait très très TRES plaisir :)

    @Rafi : Me voilà rassurée, lol... c'est terrible, cette chanson ! (et tu as absolument raison pour le reste ;), la famille, tout ça)

    @Archange : ahah oui je respire et merci pour le CDC ;)

    @NZ : merci beaucoup ! Bon, c'est un peu con parce que j'suis pas une grosse fan de la première personne en vérité, alors j'écris très peu sous cette forme. C'est p'tet qu'un coup du hasard, cette aisance :D (et non, dormir, c'est pas mon activité préférée ^^)

    Bref, merci encore !!!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • Wouaa ! Une nouvelle Octobell, qui se réveille... et se révèle ! Une fée s'est penchée sur ton berceau et t'a soufflée un style brillant, drôle et émouvant ! CDC

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

  • J'aime beaucoup ce texte. En plus rares sont les auteurs qui abordent le sujet du voyage astral en dehors du contexte science-fiction. CDC

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Marie Cornaline

  • Tout dans ton propre style... touchant qui plus est (je dis ça par rapport à tes thèmes de prédilection habituels...). en passant, dire aussi que perso, je te sens plus à l'aise dans le "je" que dans le style narratif à la 3e personne (à creuser peut-être...).
    Bravo pour ce texte matinal ( dis tu ne dors jamais ou bien ? :-) )

    · Il y a plus de 10 ans ·
    936full the mask artwork 150

    (Ex Ghost Of) Napoléon Zér0

  • Ah oui quel texte. Tu arrives a nous faire respire avec toi, tu menes ce texte avec brio, je suis bluffee vraiment bravo

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    christinej

  • T'es douée pour vivre intensément. Ça y est, tu respires normalement, la détresse s'est enfuie ? Ton pouls traduit ton apaisement, alors je peux y aller. COUP DE CŒUR ! (Et même pas peur.)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Image

    Archange Flippé

  • Je trouve que t'as un recul fou pour pouvoir écrire là-dessus avec humour et légèreté. Ça n'enlève rien à l'horreur de l'épreuve que l'on ne peut qu'imaginer et l'état dans lequel la famille vit ces dix jours...

    Le réveil par contre, le tube dans la bouche, ça j'ai connu, et c'est pas drôle, du tout, du tout.

    En tout cas, ton écriture est pleine de pep's, comme j'aime, vivante quoi!(Et c'est un peu facile, je l'admet ^^)

    (Pis, moi aussi je me sens comme obligée de finir la phrase de cette chanson quand je commence à prononcer le début :D)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    20130820 153607 20130820153847362 (2)

    rafistoleuse

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