L' invité ou Comme un cheveu dans la soupe

Fichtre, il vient d'être nommé ! "Nomined" peut-être. Ou bien sélectionné. Carrément l'heureux élu. Choisi en tout cas.

Il se pince pour le croire. Il doit être en train de rêver. Il n'a jamais vraiment imaginé une telle ascension. Il y a trois mois encore, il n'envisageait même pas de quitter l'ombre de son petit studio rive gauche,  pour les très vives lumières de la rampe...

Et voilà qu'aujourd'hui  il était en train de gagner le ciel, au septième étage, plantes exotiques, parfums de femmes chics, chuchotements, soupirs,  fontaines, moquette épaisse, larges baies, terrasses. Vue sublime sur la ville éclairée. Canapés et petits fours.

Quelque chose de raffiné. Une certaine élégance. Une atmosphère  « Luxe, calme et volupté » comme dirait  sa sœur.  Des paillettes d'or virevoltent dans la flûte de champagne qu'on vient de lui tendre ...à lui qui ne connait que la bière.

Il gonfle un peu le torse, redresse la tête. Il se la joue un peu, malgré lui, en passant devant un miroir. Et le roi n'est pas son cousin !

Mais tout de même.

Quoi ? Pourquoi lui ?  Qu'a-t-il de plus que les autres ? Est-ce un coup du hasard ? Carrément une loterie ? Ce n'est pas le genre de la Maison, mais c'est à se demander. 

Il se demande en effet. Il se demande beaucoup. Il se demande quelle sera sa nouvelle mission ? Ce qu'il aura à faire exactement ? Ce que l'on attend de lui. Il ne sait pas. Il n'a pas l'habitude. Il hésite encore. C'est un peu trop pour lui. Trop vite. Trop tôt. Trop fort. Il ne visait pas le Graal.  Il vient de toucher le jackpot. Il est en train de pénétrer dans le saint des saints.

Il y est en tout cas !  il ne sait pas dire s'il y est bien !

Il se sent plutôt comme un invité. Pas vraiment de marque. Non,  un invité de dernière minute, genre le quatorzième à table, celui qu'on aurait rajouté à une liste de treize le soir de Noël. Ou parce que quelqu'un se serait désisté.

Pour le moment, l'invité serre des mains. On le photographie. Il sourit béatement.

On lui désigne une place à la table. Où déjà se serrent, bavards et sûrs d'eux, des convives empressés. Lui, n'ose pas s'asseoir. Il se demande s'il ne doit pas attendre un signal. Il remet sa cravate en ordre. Il n'aurait pas du porter de cravate. Cela fait ringard. Cela ne se fait plus trop. Bon, il ne sait décidément pas à quel moment il faut ou pas porter une cravate. Trop vulgaire ici, trop snob là. Il ne connait pas les codes. Il espère que personne ne va remarquer ses socquettes rouges. Encore une idée de sa sœur ! Sûrement pas une bonne idée. Elle est toujours gauchiste pour tout et à fond. Il faut qu'il fasse attention. Qu'il soigne mieux sa tenue désormais.

Il jette un œil aux verres disposés devant son assiette. Celui du vin. Celui de l'eau. Les couteaux. Il y a un couteau à poisson. Zut pas de bol ! Il n'a jamais su manger du poisson. Il sait d'avance qu'il est fichu. Il ne parviendra jamais à séparer la chair des arêtes sans que quelque voisin ne remarque sa maladresse. Disons le tout cru, sa maladresse et du coup, ses origines, forcément. Sa sœur lui dirait ce qu'elle en pense de sa conscience de classes ! (Elle a lu Bourdieu en entier ! La Distinction elle connait !)

Pour l'heure il se sent observé. Il en est persuadé : mille regards curieux pèsent sur lui.  Réprobateurs, il en est certain. Quelqu'un parle dans son dos. Il jurerait qu'on parle de lui. Il voudrait disparaitre dans un trou de souris. Une envie soudaine de fuir. Que fait-il donc ici ? A-t-il vraiment été invité ? N'est-ce pas une erreur ? Il ne se sent  pas vraiment à sa place. On peut le dire aussi autrement : « pas vraiment à la hauteur ». En fait il n'a rien à faire ici.

Il l'avait pourtant souhaité, ce moment. Dans son for intérieur, depuis tout petit, il avait rêvé d'être enfin un jour « invité au château » !

Et voilà qu'à présent, il doute. Il se croit presqu'illégitime. Comme un voleur. Comme s'il était entré ici par effraction. Et sans carton d'invitation.

En définitive, il n'est rien d'autre qu'un intrus. Et apparemment, tout le monde le sait.  C'est pour cela qu'on le regarde, qu'on l'observe, et que certainement on le juge. En tout cas il en a la très désagréable impression.

Alors il essaie de faire bonne figure.

Mais il sent perler la sueur de son front. Il a comme un caillou au creux de l'estomac.

Il tremble d'être démasqué.

Comme s'il était en faute.