La mort dans l'âme

carouille

Je suis née pierre à pierre. Dans la poussière virevoltante, les muscles tendus vers le ciel et les chants d'espoir. De la foi de ceux qui me bâtissaient. De la ferveur de leurs mains. De la folie de leurs rêves. Mon corps s'est élevé jour après jour, mes courbes défiant l'espace, étincelantes de lumière. J'ai été polie, habillée, parée comme une reine. Le point final a été de me donner une voix. Sa sonorité claire et puissante vibre jusqu'aux confins de l'horizon.

Depuis je sonne le temps. Le temps qui passe chaque jour, immuable. Depuis le petit matin où j'arrache le dormeur à son repos, jusqu'au coucher du soleil quand mon Angélus vient soulager les bras lourds de travail. Je fais tinter les saisons, égrenant les jours de l'Avant jusqu'au cœur de l'hiver ou décomptant les jours de pénitence jusqu'à la fin du Carême. Je carillonne les dimanches où chacun se pare de beau linge et redresse l'échine pour regarder vers le ciel. Entre mes bras parés de flammes dansantes, ils papotent et échangent les nouvelles pendant que le prêtre baragouine en latin. Les enfants jouent sur mes pavés, les bébés pleurent et s'assoupissent dans mes bras, les jeunes se tordent le cou pour échanger des sourires rougissants qui me charment. Puis il recommence à parler leur langue, et le silence se fait. Ils boivent ses paroles, la bouche entrouverte et le regard fixé sur son austère robe noire. Il déroule les nouvelles du monde et les sermonne. Parfois avec une emphase qui les arrache au sol, d'autres avec une colère terrible qui leur fait tomber les yeux sur les pieds, ou dans un ronronnement lénifiant qui les berce sans à-coups.

Je suis la vie de tous ces hommes et de toutes ces femmes qui m'habitent. Le halo qui cerne leurs bonheurs et leurs malheurs. Du haut de mon clocher, je vois arriver les pères tenant soigneusement leurs nouveaux nés, se hâtant sur les chemins quel que soit le temps pour les déposer devant moi et assurer leur salut. Ma main de pierre s'ouvre pour baigner le tout petit et le faire entrer dans le monde. Les sourires rougissants viennent enlacer leurs mains et leur destin sur mon autel. Et dans les rayons du soleil qui me traversent, je pare leurs peaux de toutes les couleurs qui viendront déteindre leur vie.

Je suis le lieu de tous les espoirs frémissants, des douleurs hurlantes, des terreurs recroquevillées, du recueillement apaisé, de la joie dansante et du soulagement reconnaissant. Combien de pas trébuchants ont retrouvé la paix entre mes murs, combien de questions ont accepté de ne pas trouver de réponse dans ma lumière, combien de solitudes se sont réchauffées sur mes bancs ?

Mon carillon léger et joyeux éclate des rires et sourires qui s'épanouissent sous mes nefs, accompagne les danses de vie qui sans cesse repoussent la nuit. Le cri terrible de mon tocsin résonne à travers les plaines, faisant frémir hommes et bêtes devant la menace que j'annonce. Pour les prévenir, qu'ils se mettent à l'abri, qu'ils sauvent tout ce qu'ils peuvent. Guerres sanglantes, incendies affamés, orages dévastateurs, épidémies ravageuses, qu'importe, mon tocsin a le son de la mort qui emporte tout sur son passage. Et quand celle-ci est passée, qu'elle que fut son chant funèbre, les résonnances frissonnantes de mon glas arrachent aux âmes qui restent une mélancolie doucereuse.

Je suis là, marquant le quart, la demie et le plein. Jamais silencieuse, leur tenant sans cesse la main pour guider chacun de leurs pas, de leurs gestes. Je suis là pour veiller sur eux, célébrer leurs joies, adoucir leurs peines. Je transcende chaque instant de leur vie. Durant des siècles, jour après jour, mes murs ont absorbé leurs peines, leurs bonheurs, leurs hésitations. Toutes ces vibrations se sont nichées dans mon sein, jusqu'à me donner une âme, un cœur qui bat.

 

Je suis là. Mais ils ne sont plus là. Ils ont déserté mon berceau. Ont condamné au silence le chant de ma cloche soudain devenue envahissante. Bâillonnée, je ne vois plus le sourire des tout petits. Ni les sourires rougissants. Ils s'en sont allés ailleurs, ne me laissant que le glas décadent qui s'éteint peu à peu. Quand le dernier de mes vieux fidèles aura disparu, même pour ça ils n'auront plus besoin de moi.

Je suis là. Mais mon prêtre ne vient plus me voir que de temps en temps, sa robe noire pressée jetant quelques mots désincarnés avant de disparaître en me fermant à clé. Moi qui gardais toujours mes portes grandes ouvertes pour accueillir et protéger.

Je suis là. Mais mon chœur ne résonne plus que de quelques pas perdus, égarés là par hasard et vite repartis.

Je suis là. Esseulée et silencieuse, ma solitude suintant de mes pierres enfermées.

Je suis là. Mais je ne suis plus qu'un souvenir.

 

© By Himself
  • Woah, je viens de lire "OooOooOooh !!" et j'étais déjà conquise par votre écriture, mais là, réussir à donner autant d'émotions, avec ce point de vue pour le moins original, c'est vraiment superbe !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Avatarbis

    mademoiselle-the

    • Merci encore, beaucoup ! ;) une église veille sur moi depuis l'autre côté de la rue quand je travaille, du coup quand je fais une pause dans son ombre, on papote toutes les deux ! ;) c'est elle qui m'a tout raconté :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Ton texte m'a ravie, j'aime entrer dans les églises, c'est calme et apaisant. On se sent hors du temps et hors de ce monde de fous. Que l'on soit croyant ou pas on ne peut qu'être touché et admiratif.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Film petit prince

    missfree

    • Moi aussi j'adore ça ! :) même dans les plus simples il y a souvent une jolie surprise qui se dévoile. et oui, le calme et la sérénité, deux choses qui se font rares. Merci Missfree :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Quel beau texte et quel hommage à ces églises, cathédrales qui n'attirent plus grand monde à présent c'est vrai. Mais que l'on soit croyant ou non, on admire toujours leur splendeur et on pense à tous ces ouvriers, artistes, qui ont tant donné pour les bâtir, les élever vers le ciel. Bravo carouille !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • C'est ce qui m'émeut dans ces édifices, la foi de ceux qui les ont créés et habités. Merci à toi Louve :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

  • beau !!! chère Madame,,,;-)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Img

    Patrick Gonzalez

    • Rhhhooo !!! cher Monsieur ! ;-))

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Ton écriture est magique. Si j'avais eu plus de souffle j'aurais tout lu à haute voix.tant ton écriture est douce et musicalement parfaite. Je me suis ainsi promenée dans le monde de la réflexion, avec tous les accents de la vie, merci.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • C'est moi qui te dis merci Elisabeth pour ce très beau com. Je ne sais pas écrire des poèmes comme toi, mais je fais de mon mieux pour que les phrases glissent avec fluidité. Bises à toi.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Magnifique texte ma Lutine... j'adore ta plume...
    Big bisous :-))

    · Il y a plus de 7 ans ·
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    Maud Garnier

  • très beau texte (même pour une agnostique)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Photo

    Susanne Derève

    • merci beaucoup (d'une athée ! ;)) )

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Même les touristes qui veulent visiter doivent prendre rendez-vous parfois ! si si !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Oui, c'est comme ça dans mon coin, surtout pour les petites églises de campagne :( fini les découvertes à l'improviste au détour d'un chemin ;((

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

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