La Mustang rouge

nalpas

Vers quel séjour diriges-tu tes pas, Amérique,

en ton automobile étincelante dans la nuit ?

( Carlo Marx dans "Sur la route" de Jack Kerouac )

                                                                             

                                                               

La Mustang rouge

 

I. Le pilote

Il a cinq ans, cinq ans et demi peut-être. Un gamin au volant d’une Ford Mustang rouge. L’air cool et concentré du champion. Maigrichon, il flotte dans sa tenue. Drôle de costume marin et gueule d’aviateur. Lunettes arrimées à sa casquette à carreaux. Quelque chose de Jackie Coogan dans le Kid. Le bolide rouge ne bouge pas. Là-bas, dans la nuit, un tas de gratte-ciels troués. Des lucioles s’échappent des trous. Elles dansent dans les yeux du gosse.

Un signe suffit : monte. Comme un ordre. Je me cale sur le siège. J’essaye de le voir encore. Rien à faire, il a descendu ses lunettes. Verres fumés, gros anneaux de métal : un masque. Puis une voix d’avant avoir mué : « Ils ne viennent pas tous… ça leur fout la trouille…nouveau monde tu comprends…Papa est mort…». Entre chaque bout de phrase un hoquet. Il rit ? Il pleure ? Je sais pas. Il embraye.

II. Sans parole

Il est branché sur mes neurones. Décrypte à cent à l’heure. Il a freiné, j’ai failli être éjecté.    « Un break ? Ok ! Mais pas longtemps ». De la voiture je suis propulsé dans un monde virtuel. Le conducteur se défonce aux commandes d’un jeu vidéo. Je suis devenu le héros de sa Xbox, qu’il manipule à sa guise. Parlant un langage simple : il y a deux catégories d’êtres humains : les bons et les méchants. Ils sont tous lourdement armés. Je dois tirer avant eux. Tuer tous les méchants. Ils sont jaunes et portent des turbans. J’ai une mitraillette dans les pattes. Les rafales giclent. C’est le gamin qui vise, avec mes yeux. Je canarde malgré moi. Par miracle il n’y a que les méchants qui s’écroulent. Il vise vachement bien, j’ai jamais vu autant de morts. Et si je rêvais ? Vision et son décalés, se forment et se déforment en même temps. Je voudrais dire quelque chose. Mais quand ça vient je perds le sens.

D’ailleurs, je suis déjà ailleurs. Reparti au quart de tour, avec le gosse, dans la Mustang. Larguant ce langage brut : je ne suis pas sûr que ce fût seulement les méchants qui étaient méchants. « C’est comme ça ! » a soufflé le chauffeur lâchant son jeu, puis : « on y va ! ».  J’ai rien pu dire.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                III. III.Au cinéma

Les freins crissent de nouveau. Sur un plateau de cinéma. D’immenses studios. Horreur, comédie musicale, western, thriller, etc. Plusieurs toiles se tissent en même temps. S’ y collent des étoiles pour attraper les mouches. Le petit s’amuse beaucoup. Il m’en fait voir. Malin, il se faufile partout et, à la barbe des malabars du service de sécurité, m’entraîne là où ça se passe : « Casting des castings. Superproduction populaire du siècle, cofinancée par des capitaux chinois. Plus gros budget de l’histoire du septième art. » C’est la pub qui parle Présente partout avant même le premier tour de manivelle.

Dans un luxueux dossier, sur papier glacé, le Président des Etats-Unis se réjouit : La production a bénéficié de la nouvelle loi qu’il a fait voter au Sénat, contraignant l’industrie du X à investir 33% de ses bénéfices dans des réalisations conformes aux valeur morales du pays. Plus loin, la Paramount exulte : Notre vedette, stars des stars, est un vivant chef-d’œuvre, unique au monde. Couronnement de dix ans de recherches secrète du SCISAL (Sino Californian Institut for Science Art and Life), sur le site de Lop Nor, dans la province de Xinjiang. Avec la collaboration de douze mille cobayes humains, prisonniers Ouïgours, chômeurs et condamnés à mort américains. Tous volontaires. La coproduction a permis de profiter pleinement de l’expérience acquise en implantations de têtes dans l’Empire du Milieu. La pratique usuelle d’exécutions par décapitation y fournit un matériau humain de premier choix. Sont mis en valeur enfin, le rôle majeur des savoir-faire californiens en chirurgie esthétique et réparatrice ainsi que la contribution décisive des techniques cryogéniques américaines.

Le phénomène «  New Art Life », destiné à fasciner tous les publics apparaît. Corps de géant sculpté en muscles. Sanglé dans un treillis délavé au feu du Vietnam, de l’Irak et de l’Afghanistan. Singularité absolue de la créature : elle est plurielle. Sept têtes différentes. Greffées. Certaines après cryogénisation et décongélation : Gary Cooper, Clark Gable, John Wayne, Arnold Schwarzenegger, Clint Eastwood, Jackie Chan et Ronald Reagan jeune. Expression commune : virile férocité. J’observe l’embranchement des cous. Ils sont imbriqués en contours souples. Comme des trompes d’éléphant. Plantés sur de très, très larges épaules, étayés par une colonne vertébrale puissamment renforcée, prolongée par un appendice caudal considérable. Du beau travail. King-Kong, dragon humanoïde. Deux mains seulement, oui… seulement deux, mais très, très habiles. Une script-girl liftée à mort me glousse à l’oreille qu’elles appartiennent à Jackie Chan et John Wayne. L’une fait virevolter une épée, poignée d’argent ouvragée en forme de croix. L’autre caresse la crosse d’un Smith et Wesson prêt à jaillir de son étui. En arrière plan quatre détachements de cavalerie venant des quatre points cardinaux piaffent, tuniques bleues à boutons d’or, sabre au clair, trompettes sonnantes, oriflammes déployés. Orchestration d’une fiesta ?  Enterrement ?  Sacrifice rituel de nécrophiles ? « Blockbuster cross-over gore, 3D Performance capture… c'est l'avenir » me chuchote en confidence un des attachés de presse, croyant que je suis un VIP (le kid nous a dégotté une tribune réservée aux privilégiés).

Au centre, un cadavre allongé sur un catafalque. Braguette large ouverte. Enorme trique érigée béton, flanquée de testicules hypertrophiés. Elle paraît artificielle. Le metteur en scène l’a voulue pourtant  bien réelle, invitation à « Eradiquer le Mal », titre du film. Elle est armée chimiquement (Eli Lylli figure dans la liste des sponsors, « Thanks Cialis »). Une star du porno, plusieurs fois titulaire de la « Verge d’or de Los-Angeles »,  joue le rôle du macchabée. Il a le visage de Saddam Hussein. Maquillage livide, marbré de veines bleuâtres, saisissant de vérité. En couvre-chef la coiffe de plumes de Sitting Bull. Silence on tourne.

IV. Action

Le colosse heptacéphale s’approche du mort qui bande encore. Son colt vise le zob. Il vocifère de toutes ses tronches. En canon. La harangue gave toutes les oreilles. L'épée va s'abattre à la base des burnes à l'air. Suspense. Relayé par des écrans si nombreux qu'aucun oeil ne leur échappe.

Un groupe coloré trépigne. Majorettes minijupées de rose et ménagères en robes à fleurs,  conduites par un sosie de Sarah Palin. Hystériques elles encouragent le bourreau : «  Qu’on lui les coupe ! ». Soudain tout se tait. « C’est la veuve du défunt ! » dit l’enfant, près de moi. S’élève une voix de femme, divine et suppliante : « Arrêtez ! Ne tuez pas le désir ! Non ! ». 

Son « Non ! » est poignant. La sublime cantatrice ressemble à Marilyn. Elle me regarde et sourit. Les sept  crânes de la bête humaine vibrent. Grognements de jalousie. Moulinets menaçant de sa lame, arme pointée sur moi. Je lui fais un bras d’honneur. Furibard il crache de toutes ses gueules. Les tourne hargneusement vers ma diva. Elle tremble. De la tribune VIP, je saute sur le plateau. Un geste sec : le colt gicle et je pique le tranchoir du monstre. Aveuglé par la colère il a rien vu venir. Je pousse un cri terrible. Waouhwaouhaaa ! Des éléphants arrivent au galop. Je saute sur le premier et m’accroche, de la main gauche, à sa

trompe. Il barrit encore plus fort que moi. Ma main droite s’élève, vengeresse, agrippée à la poignée d’argent. Le réalisateur hurle dans son porte-voix : Cut !  

Zut ! Chita n’est pas là. Pourtant j’étais Tarzan … j’allais sauver Marilyn, couper les sept têtes et la queue du dragon, éventrer toutes les ogresses, Trop tard ! «  Tes éléphants sont roses et sans ta guenon t’es pas crédible » m’assure le gamin. « Ici tous respectent les codes, sauf les terroristes. Viens, on se tire, ça commence à craindre ». Puis, narquoisement : « le show-biz, c’est pas pour toi ! ». Tarzan et les éléphants en fuite. Marilyn peut-être assassinée.  Les gorilles de la sécurité ouvrent le feu. Départ en catastrophe

 

V. Feu d’artifice

 

La Mustang, nous dedans, loin du bal. Plus de virtuel. Fini la fiction. Elle roule enfin sur un terrain solide. Cadrée dans une file de voitures de luxe. Une procession. Parade présidentielle, arrosée de « ticker tapes ». Ça circule au pas. Police volante en miroir. Haut dans le ciel. Sept hélicoptères insonorisés. Ça plane. Pour moi protection rassurante. Plasticité post moderne du béton, buildings, tours, néons. Flashes sur flashes en toutes les langues de la planète. Logotypes design : Bank, Banca, Banque, Banki, Banco, Banku, etc… Le public applaudit !

L’automobile rouge fait tache dans la suite des limousines blanches, argentées ou noires. Le   moussaillon s’y coule virtuose. Quoique son look jure avec la tenue des larbins tirés à quatre épingles qui conduisent les autres caisses : Mercedes à plaques saoudiennes, Hongqi Tong HQ3 ministérielle, Cadillac, Plymouth, Chrysler, Buick, Dodge, Pontiac, Chevrolet.  

Les carrosseries sont aménagées en  bars pour cadres supérieurs, salons et sofas avec hôtesses. Ou bureaux avec ordinateurs. Vitres arrière opaques et gesticulations d’ombres chinoises. Quelques brèves lueurs : les cours de la bourse défilent sur les écrans. Un clic de temps en temps et l’économie d’un pays s’effondre.

La file ralentit de plus en plus. Glisse sur le parvis d’un somptueux parking. Marbres glacés d’église neuve. Colonnades rigoureusement espacées à tous les niveaux. Zéro, moins un, moins deux,  moins trois, moins quatre, moins cinq, les souterrains bétonnés se succèdent. Les entrelacs de coursives s’enfoncent sans masquer le ciel.  Merveilles d’architecture. Apothéose d’une civilisation.

Et puis un éclair. Un, deux, trois. A peine le temps de se demander : c’est quoi là-haut ? Un ballet d’avions suicide pulvérise les tours. Les fuselages des kamikazes s’y encastrent à qui mieux mieux et se bloquent. Flammes et fumées sombres jaillissent. Les façades se lézardent à vue. Des ailes et des queues métalliques en dépassent. Elles craquèlent comiquement. Les oiseaux de guerre paralysés se déglinguent. Des éléments se détachent et plongent dans le vide. Les plus légers tournoient un peu. Rattrapés par d’autres plus lourds. Tous se fracassent. Les hélicos de police crashent. Des centaines d’anges noirs s’envolent des fenêtres. S’éclaffent sur les décombres dans une bouillie sanguinolente. De larges plaques de béton cédant une à une, comme déchirées,  broient corps et déchets métalliques.  Dans ce fatras encore quelques enseignes de sociétés financières. A moitié lisibles. Elles se désagrègent en gerbes d’étincelles.

Notre cortège s’est complètement désorganisé. Des pingouins, chauffeurs et gardes du corps, s’extraient des voitures. Ils s’évanouissent aspirés par le sol devenu gluant et mouvant à force de se couvrir de chairs écrabouillées et de se cribler de cratères. Une hôtesse surgit, à poil, d’une des portes arrière. Elle tombe et, aspirée par une avalanche de détritus, s’enfonce la tête la première. Une de ses jambes reste visible, en l’air un instant, retenue par le poignet sortant du smoking d’un Président Directeur Général vite englouti lui aussi. Sur sa manchette blanche j’ai vu un gros bouton de diamant Van Cleef et Arpels.

Miracle ! La Ford Mustang s’est arrêtée sur une plateforme dure. A l’écart des pans de mur qui pleuvent. Les dernières bagnoles sont happées par le magma de charogne et de gravats, avec les passagers qui n’ont pas eu le temps de sortir. « Nous reprenons la route ! ».

 

 

VI. Exit

Il dit un mot, le gamin, et tout de suite nous roulons dessus. Il est fort le petit. Asphalte impeccable, pas de circulation. Démarrage sur les chapeaux de roue pour aller «  je sais pas où », dit-il. « Près de quelque part », précise-t-il. Oublié le cataclysme. Il se marre en marmonnant  route et banque. Il chantonne : « Boum ! Boum ! Tralala !». Il passe à la vitesse supérieure.

Nous sommes de nouveau en pleine course. Flou de la vitesse. Je distingue à peine le paysage, désert, à perte de vue. Au loin, des gueules gigantesques sculptées dans les rochers. Des bolides nous doublent. Ralentissant sa Harley-Davidson un mec salue mon pilote en passant. «  Waouh ! » C’était Kerouac, non ? Oui.

Il peut me sauver de pas mal de situations périlleuses avec ses tours de mots, le gamin. Et il connaît du beau monde. Mais je lui fais plus trop confiance à ce mouflet. Son « Quelque part » ce serait pas nulle part ?  Ma parataxe onirique sature. J’en ai ma claque de ce movie-road insensé. Comment revenir en arrière ? C’est où le vieux monde ? J’ai regardé la jauge : il y a encore du pétrole pour rouler au moins un siècle. Dans Dieu sait quelles histoires tarabiscotées.

J’entends dans ma tête: « Jusqu’au bout ! ». C’était ma devise, aux scouts, quand j’étais môme. Elle va pas me baiser ma devise ! Croit-il qu’il va, le petit à la Mustang, me faire traverser toute cette putain d’Amérique ? Et dans le désordre encore ? Me mettre, rétroactivement ou par anticipation, le nez dans les embrouilles ? A cette allure ? Dans des circuits pas catholiques ? De quoi devenir dingue.  Quand même ! Pas exagérer ! Faut que j’arrête ça. Et d’abord c’est qui le champion du volant ? Rageur je lui arrache ses lunettes-masque. Risquant d’un coup le pire des carambolages.

 

VII. The End

J’ai osé. Je suis seul. Tout seul à la place du conducteur. Quelqu’un rigole dans le rétroviseur. Vas-y, qu’il me dit. Jusqu’au bout ! J’en reviens pas. La gueule rigolarde c’est la mienne. La mienne à cinq ans et demi mais, pas de doute, la mienne. Plus de masque. Mes lunettes d’aviateur, cassées, et mon costume marin, trop grand, coupé dans les vieilles fringues de Papa.

J’ai ma petite auto rouge à pédales, avec rétroviseur, bien en main. Ma casquette à carreaux sur la tête, comme le Kid.  Disparues les lucioles.           

                                                                                                             

 

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