La photo d'Eugène

Ana Lisa Sorano

 

Ma surprise fut grande et peu justifiée : au fond que savais-je de lui ?

Au cours de cette belle soirée de la fin février, à Biarritz, ma mère sortait d'une boîte en bois des photos anciennes ; plus elles étaient anciennes et plus je les appréciais ; toutes celles qui concernaient mes parents étaient trop récentes, je les connaissais et j'avais vécu cette époque. Nous regardions donc ma mère petite et son frère décédé jeune, les couples des deux sœurs de mon grand-père maternel et quantité de personnages désormais inconnus. Ma mère me tendit une photo de Georges, un de ses oncles. Oui, Georges était plutôt petit et d'un physique banal mais très gentil, par contre sa femme, disait ma mère, était très laide et passablement revêche. Bon, peut-être… Et ça, c'est Eugène, dit-elle distraitement en me tendant la photo. Ah, Eugène, celui qui est mort pour la France en 1916, marié, sans enfant, me disais-je en saisissant la photo.

Le choc fut léger mais tout de même je demeurai saisie. C'est qu'il était très beau, Eugène ! Vous revêtez un Redford jeune des vêtements élégants et portés avec désinvolture par le personnage de la photo et ça y est, vous avez Eugène. Les familles sont modestes, pourtant il est très bien habillé ; c'est peut-être le jour de son mariage avec Justine. Mais cet habit il le porte si bien : grand, plutôt blond ou châtain à la différence de mon grand-père très brun, carré, un air de gentleman délicieusement voyou tempéré par le très haut col dur orné d'un nœud papillon. Le dernier bouton du gilet est ouvert, la chaîne de montre étincelle au-delà des années, il tient à la main droite une cigarette, enfonce négligemment la main gauche dans sa poche et fixe l'objectif d'un air résolu ; la moustache frise, ses yeux sont doux mais taquins dans un visage à la belle ossature marquée.

C'est le coup de foudre, cette photo. Je ne sais pas pourquoi mais je l'imaginais avec le physique de Péguy, un peu austère comme son aîné Auguste, mais pas du tout ! Du coup je me rappelle ce que je sais de sa guerre ; il était artilleur en plus, ce bel homme, un poste des plus exposés. Voyons, que sais-je encore ? Comme son aîné et sa sœur plus jeune, il a vu le jour à Cauterets. Mon grand-père se proclamait haut-pyrénéen mais seuls les trois aînés l'étaient. Comme les sept enfants suivants, Vincent, mon grand-père, était né au Boucau, commune passée des Landes au Pays basque en 1857.

Et si je reprenais ma généalogie ? Eugène, voiturier comme son père, a épousé Justine P., d'Espelette, 25 ans tous les deux, en septembre 1909 ; évidemment cela fait peu de temps pour être heureux. Il y a pire, sa sœur Maricotte, elle, se marie en avril 1914, avec un ingénieur, allemand qui plus est ! Elle ne le reverra jamais après la déclaration de guerre ; il meurt en 1915 sur le front russe. Mon grand-père, engagé volontaire de moins de vingt ans, grièvement blessé  dès les premiers combats, se mariera en 1918.

« Entre-temps », pourrait-on oser, Eugène, artilleur au 14e RA (ou au 12e, l'armée hésite parce que les batteries étaient mobiles) meurt le 11 septembre 1916, le corps criblé d'éclats d'obus, son beau visage écrasé dans cette boue épaisse de la Somme.  Il avait eu 32 ans  en août. Pourvu qu'il soit mort très vite ! Je suis très triste. Il aurait peut-être mieux valu que je ne voie jamais sa photo.

Ce n'est pas seulement sa beauté évidente, curieusement moderne, qui me frappe mais la sympathie qui se dégage de lui. On peut sentir tout cela à travers une photo ? Oui, tout à fait. Le photographe avait certainement du génie, il a capté un vrai moment de vie, capturé un instant d'âme. Et puis j'ai bien connu Vincent, mon grand-père, vraiment beau aussi jusque dans son grand âge, avec ses yeux clairs aux cils fournis, grand, brun, honnête et droit, avec un cœur d'enfant. Treize ans les séparent et pourtant ils se ressemblent.

 

Dans ce moment où le gros éclat d'obus t'a saisi à la taille et fait tournoyer dans une danse funèbre, les visages de ta mère et de Justine se sont confondus, «  tes femmes » disais-tu.

 

Eugène, tu n'as pas eu d'enfants  pour te pleurer et t'évoquer, mais je suis là, moi ; je suis ta petite-nièce, la fille de ton jeune frère Vincent. Que je te dise : j'ai enquêté sur Justine. Tu sais, elle t'a attendu longtemps et n'a su que vers décembre 1916 que tu étais porté « disparu ». Formule inquiétante et en même temps lueur d'espoir : tu n'étais pas officiellement décédé. En réalité il a sans doute fallu du temps pour que tes restes, vaguement rassemblés, portent ton identité. Et c'est très tard que Justine et la famille ont appris qu'au fond tu étais …mort ! Nous étions à la fin de la guerre, très près de l'armistice.  Justine était encore dans le souvenir de ton sourire ravageur et de tes yeux coquins ; elle a pris le deuil, discrètement, à cause des autres qui exultaient devant la fin de la guerre. Ta fiche militaire indique que ton acte de décès a été transmis au Boucau en 1917 ; elle avait alors presque 34 ans. Malgré le soutien de vos familles, elle n'a pas tenu très longtemps : morte à 42 ans. Ta sœur, Maricotte, s'en est allée à 30 ans après la perte de son mari, Paul Saschek.

On célèbre cette année votre sacrifice à tous sans distinction de nationalité ; vous êtes unis, ton beau-frère  allemand, Paul, et toi, et tous les autres, dans le même hommage. Oui, cela fait 100 ans que vous êtes partis et que vous nous manquez. Rassurez-vous : petit à petit nous mesurons, nous, les 3e et 4e générations, l'horreur absolue que fut cette  guerre de 14-18. Depuis un siècle nous en savons chaque jour un peu plus, et ce n'est pas beau, sur les dessous de cette boucherie.

Tant que je pense à toi, personne ne t'oubliera. Où es-tu inhumé, Eugène ? Je vais faire des recherches.

 

Je t'embrasse, Eugène (ta moustache picote et tu sens le tabac de Virginie),

 

Ta petite-nièce,

 

Marie

  • Un texte hommage qui redonne vie à Eugène, Texte qui me parle...

    · Il y a presque 8 ans ·
    Ns

    Lielie Sellier

    • Merci Lielie ! Eugène apprécie ta visite !

      · Il y a presque 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

  • Je suis bouleversée par ce texte. En effet, j'ai "enquêté" sur deux oncles de ma mères décédés lors de la première guerre mondiale et dont les corps n'avaient jamais été ramenés. A partir de documents, j'ai pu reconstituer leur parcours, trouver des témoignages sur les boucheries dont ils ont été victimes. Pour l'un des deux, j'ai pu retrouver sa tombe. Le deuxième est toujours porté disparu, enseveli dans une forêt par le temps qui passe... Alors, la lecture de votre texte m'a fait revivre mon travail de recherche parce que j'ai fait "connaissance" avec ces deux hommes que je ne connaissais pas, j'ai créé des liens avec eux, j'ai cru les voir se battre, j'ai ressenti leurs souffrances, j'ai vécu leur mort comme si le temps était aboli et que j'étais là, moi aussi, à attendre des nouvelles du front. Félicitations pour votre texte si réaliste...

    · Il y a presque 8 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • Un grand merci, Sylvie, pour ce témoignage et votre commentaire. Je vois bien que nous avons des préoccupations et des sentiments communs. J'ai écrit aussi sur le drame du mariage entre Marie, sœur de mon grand-père, et l'ingénieur allemand, en mai 1914 !!! En partant des photos ; le texte est plus long et publié ailleurs.
      Très touchée par votre passage.

      · Il y a presque 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

  • bel homme en effet... maudites guerres

    · Il y a environ 8 ans ·
    Hotel9

    Sophie Marchand

    • Oui, Sophie. Merci d'être venue. J'ai fait ce que j'ai pu avec la photo, en pied, c'est pas mal non plus et on voit la chaîne de montre. C'est bien sa photo, conservée par miracle puisqu'il était mort bien avant la naissance de ma propre mère.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

  • Ah voila que je viens te lire. J'ai fini ma journée d'agitation ludique et télévisuelle, je vais zapper la télé enfin, et je me sens plus fraîche pour être réceptive puisque je me suis allégée des mots de ma "fatigue". Ton texte est terriblement maitrisé, ce qui prouve ta qualité d'écriture. J'admire ceux qui sont capables de restituer une époque et des faits historiques. J'ai pensé beaucoup au livre de Phillipe Besson écrit sur cette même période"parmi les hommes"un chef-d’œuvre.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Merci beaucoup pour tes encouragements, élisabétha, cela me fait plaisir. Je ne connais pas le livre de PH.Besson mais j'ai beaucoup aimé celui,remarquable, de Piette Lemaître : " Au revoir, là-haut".
      Pour Eugène comme pour un autre texte sur "Paul et Marie..." publié en petit feuilleton sur Short Edition, j'ai utilisé mes recherches sur la généalogie familiale et les nombreuses photos familiales qu'il était temps de légender.
      Rien à voir, mais à propos de maux/mots, j'ai un texte sur Short :"mots pour maux".
      Passe une bonne nuit. A demain.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

    • Évidemment il s'agit de Pierre Lemaître ! On ne peut pas corriger ici les fautes de frappe et emballements des tablettes folles !

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

  • c'est très tendre ! quel texte émouvant ;-)

    · Il y a environ 8 ans ·
    Img e0898

    Marie Guzman

    • Merci beaucoup, Marie ! Ce sont NOS familles !

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

  • Merci pour ton texte....Je crois, Marie, que sur "ailleurs land" je t'ai déjà parlé d'Antonin, mon arrière grand-père, soldat au 23ième régiment d'infanterie "mort pour la France" le 19:9:1914 à St Dié des Vosges, inhumé à Saint Die Des Vosges Nécropole Nationale "Les Tiges" tombe individuelle Carré B rang 703... un jour, j'irais....

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Maud Garnier

    • T'as de la chance ! Le mien a été pulvérisé et il n'en reste rien ! ;(( Mais son journal de guerre a été rendu à sa veuve et m'est parvenu. J'ai passé des heures à m'arracher les yeux sur ses pattes de mouche tracées au crayon il y a 100 ans...poignant.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • tu sais au moins que le virus de l'écriture sévit depuis longtemps dans ta famille !.... et moi, ai je de la chance ? d'Antonin il ne reste qu'une tombe et des os alors que toi tu as le plus précieux des héritage, tu peux l'entendre te parler si tu lis à voix haute !...

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Maud Garnier

    • Je n'arrive pas à vous répondre à chacune en particulier !
      A Maud : oui, et je t'ai dit qu'Antonin faisait désormais partie des miens.
      A Carouille : as-tu fait qqchose de ce journal ? Il existe des sites qui les publient.
      Bises, les Filles !

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

    • bisous

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Maud Garnier

  • Oh Ana, j'ai le même virus que toi, la généalogie ! C'est passionnant et émouvant, comme ton texte. Merci

    · Il y a environ 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Merci Carouille ! La généalogie est un fabuleux voyage à travers l'Histoire et la Géographie ; croiser la petite histoire de nos ancêtres avec la grande Histoire permet une étonnante relecture de celle-ci : les famines, les épidémies, le labeur, la mortalité infantile, les conversions forcées, etc.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

    • Exactement ! La petite histoire est plus riche d'humanité que la grande, même si elles sont indissociables. Je me surprend à me pencher sur des sujets qui auparavant m'auraient semblé complètement absurdes !

      · Il y a environ 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Très émouvant. On a tous des photos de nos ancêtres, que nous ont légués nos parents, conservés bien précieusement au fond de nos tiroirs. Ma mère m'avait dit, inquiète : "Surtout récupère toutes mes photos avant que je m' en aille ..." Ce que j'ai fait dès que mon instinct m'a prévenu que sa fin était proche... J'ai aussi une carte de mon grand-père qui envoyait des nouvelles "à sa petite femme chérie" alors qu'il était au front. Il en est heureusement revenu ! Dans mon entrée j'ai un grand portrait de lui en militaire. Un homme très brun à la belle moustache comme il s'en portait autrefois. Je ne l'ai pas connu, il est mort peu de temps avant ma naissance, mais on m'en a tellement parlé, que je l'ai toujours admiré.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci pour ce témoignage, Martine ! Horrible boucherie que cette guerre ; elle a marqué toutes les familles.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

    • Hélas oui !

      · Il y a environ 8 ans ·
      Louve blanche

      Louve

  • Extrêmement touchant, simple et vrai. Quel beau portrait! Quelle saloperie que la guerre!

    · Il y a environ 8 ans ·
    Poup%c3%a9e des survivantes

    Natacha Karl

    • Je suis très sensible à ton commentaire. Merci. Eux pensaient que c'était "la der des ders". On en est toujours là !

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

  • Superbe ! Un devoir de mémoire et c'est narré avec tellement de sensibilité ! J'aime beaucoup

    · Il y a environ 8 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

    • Merci beaucoup, Ade. Ton commentaire me touche.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

  • Comme quoi, les vieilles boîtes cartonnées ou les malles au grenier recèlent parfois de belles émotions. Joliment racontés.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Cavalier

    menestrel75

    • J'aime cette idée de partir d'une photo ou d'une lettre jaunie pour imaginer à partir de quelques souvenirs que l'on nous a racontés. Merci pour votre aimable commentaire.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Ana Lisa Sorano

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