La reine aztèque

luz-and-melancholy

Tu vas de fleur en fleur, butinant à l'envi les pigments qui manquent à ta vie, peignant ton corps estropié de femme élégante et pas très sage. Tu aimes les couleurs, que tu fixes sur le papier, allongée dans ton lit, regardant le soleil qui transperce les vitres et réchauffe paresseusement ton coeur qui saigne. Dans ta maison bleue, malgré l'accident d'autobus, malgré ta jeunesse que jeune fille à peine tu enterres déjà, malgré les souffrances que t'ont infligé tes enfants avortés, tu peins, immobile, une profusion d'images bigarrées et surréalistes.

Tu n'aimes pas New-York, et Paris est trop pédante. Non, toi, ce que tu aimes, c'est tes légendaires tropiques, peut-être le seul endroit au monde où l'astre solaire est assez chaud pour sécher tes larmes et pour flétrir tes peurs. Et puis ce que tu aimes aussi, c'est les motifs aztèques qui habillent ton corps, et la profusion de bijoux en argent, aux pierres éclatantes, massives, dont tu pares tes oreilles, tes frêles poignets et tes doigts habiles. Tu aimes enrubanner ta longue chevelure noire dans des tissus vert profond ou bordeaux de velours, ou les parer de fleurs chatoyantes. Tu es la Madone iconoclaste des terres des Conquistadores. Car tu es brune, et pas brune à moitié. Tu as la peau mordorée des indiens, puisque dans ton sang afflue tout un héritage de mélanges continentaux. De tes yeux moirés, habillés d'un sourcil épais et garni, tu séduis autant les femmes que les hommes, tu les couches à tes côtés, gonflée d'un désir libre, insolent et tendre.

Oui, tu es bien femme-fleur, femme-soleil et femme-lune à la fois, selon tes humeurs et tes amants du moment. Mais s'il y en a bien un que tu aimes, c'est Diego. Un géant ventru à l'air bonhomme. Sous ses airs placides et bienveillants pourtant, tu le sais très volage. Mais peu t'importe, tu sais qu'il t'aime, lui, ton petit vieux, ton absolu. Lui qui ne te survivra pas. Si vous vous aimez autant d'ailleurs, c'est que vous êtes la moitié l'un de l'autre. Il peint de très grandes fresques, et toi de tout petits tableaux ; il peint l'Histoire et la vie, et tu peins l'amour et la mort en mille fantaisies.

Tu es triste, belle amazone, quand tu penses à tout ce que tu aurais pu faire. Peut-être as-tu plus de regrets que les autres, pourtant, comme eux, tu as fait ce que tu as pu. Tu as essayé d'être heureuse. Mais du regard mélancolique et paradoxal que tu nous laisses, au milieu de la jungle luxuriante où coule la sève qui allaite tes émois, accompagnée des singes et des xoloitcuintle que tu abreuves d'amour et qui remplacent les enfants que tu n'as jamais eus, il se dégage comme une énergie intarissable et indescriptible. Tout glisse sur toi comme larme qui roule sur ta joue. Tu as passé ton temps le corps couché, exposé à toutes les douleurs de la vie, et de l'amour aussi, tu as su tirer la substance qui à jamais marie ta mort avec l'éternité. Ne pleure pas. Toi, tu as choisi l'Art, l'Art pour calmer les névralgies et l'immobilisme, l'Art pour la postérité, l'Art pour rejoindre en silence les rêves que tu n'as pu atteindre. Et ainsi, tu te fais guérisseuse du monde pour oublier que tu n'as pu te guérir toi-même. Tu panses nos blessures en écorchant pour nous tes plaies, tu rends féconds nos fruits en stérilisant ton sexe, tu montres à toute femme la flamme, tu enflammes, les sens, tu es la seule femme parmi les autres femmes, diminuée et sublime.

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