L'autre

wen

Une petite nouvelle pas drôle. Pour exorciser.

Depuis combien de temps n'avait-il pas vu le soleil, Anatoli ne se souvenait plus.

 

Il ne se souvenait plus non plus depuis combien de temps il marchait. Il avait cessé de compter les jours depuis longtemps déjà. Depuis qu'il marchait seul, s'arrêtant seulement au moment où il trouvait un endroit qu'il considérait comme moins dangereux que tous les autres à défaut d'en trouver un où il se sentait en sécurité, il avait appris à repousser les limites de la fatigue qui l'envahissait et du sommeil qui l'attrapait continuellement. Il ne pouvait plus faire confiance à ses sens. Les nuits ne succédant plus aux jours, et la moindre montre n'étant plus capable de lui indiquer l'heure de la journée, tous les repères temporels avaient disparu. Tous les repères de manière générale avaient disparu. Son existence baignait dans un océan sans limite, sans balise spatiale, sans indication temporelle. Anatoli baignait dans le néant, incapable de savoir où il se trouvait ni depuis quand.

 

Ces pensées ne provoquaient néanmoins plus aucune angoisse chez Anatoli. A quoi bon savoir ce genre de chose, se disait-il parfois. A quoi pouvait-il bien servir de savoir tout ça, d'être capable de se situer, de savoir si c'était le matin ou le soir quand plus rien ne permettait de le distinguer, quand plus aucun être vivant sur cette terre n'y portait attention.

 

Cette dernière remarque aurait pu le faire sourire s'il se rappelait comment faire. A la place, une quinte de toux irrépressible lui arracha les poumons une fois de plus. Elles devenaient de moins en moins espacées et de plus en plus violentes.

 

Les créatures errant dans ce monde éteint depuis les Grandes Catastrophes, comme on les avait appelés au début, n'étaient plus vivantes depuis bien longtemps.

Il ne restait plus que lui. Rien ne lui avait donné la preuve du contraire depuis bien longtemps.

 

Le souvenir des événements s'effaçait un peu plus à chaque pas qu'il faisait depuis lors. Inlassablement il marchait. Anatoli avait compris très vite que s'arrêter, c'était mourir. Alors, animé par une flamme insoupçonnée, il avait pris la décision de bouger. Ne pas s'arrêter.

Mais la flamme pâlissait au même rythme que ses souvenirs qui s'éteignaient. Anatoli trouvait de moins en moins la force de bouger. Du moins, la force, il l'avait encore. Les derniers rares prédateurs qui s'étaient attaqués à lui l'avaient appris à leurs dépens. C'était le but qui lui manquait.

Cela faisait bien longtemps qu'il marchait. Mais cela faisait bien longtemps également qu'il ne savait plus pourquoi.

 

Anatoli ne se souvenait plus pourquoi ni comment les Grandes Catastrophes étaient survenues. Il avait seulement appris à se protéger de la pluie noire qui tombait parfois et dont les gouttes transperçaient irrémédiablement les feuilles des arbres noircis par l'absence de lumière et l'effet des radiations.

Ah ça les radiations, il s'en souvenait bien !

 

Parfois, quelques arcs bleutés ou entourés d'un halo verdâtre se dessinaient au loin dans le ciel. Il avait appris à s'en méfier lorsqu'il les repérait. C'était le signe d'un foyer encore actif. Il fallait s'en écarter même s'il ne savait plus pourquoi.

Mécaniquement, il changeait sa route, en fonction des obstacles qu'il estimait après une vague estimation instinctive. Il essayait de rejoindre le sud. Autant qu'il était possible de savoir s'il en existait encore un.

 

Depuis longtemps il avait appris quelles plantes ou quelles feuilles il pouvait manger. Parfois, il avait de la chance et tombait sur une charogne. Paradoxalement, plus l'odeur était pestilentielle, et plus la bête était entamée, plus elle était comestible. C'était lorsque la viande était à peine touchée ou qu'elle ne dégageait que peu d'odeur qu'il fallait se méfier. Les autres prédateurs le savaient bien, leur instinct était beaucoup aiguisé que le sien.

 

Beaucoup d'animaux n'avaient pas eu la chance d'éviter les zones de trop fortes radiations. Ils mourraient rapidement et leur chair mettait plus de temps à se décomposer. Anatoli savait qu'il valait mieux les éviter, il avait déjà vu les ravages rapides que cela pouvait provoquer.

 

La plupart du temps, il se contentait de racines. C'était encore ce qui n'avait pas été directement exposé à l'air libre qui était le moins dangereux.

Depuis qu'il errait, sa masse musculaire avait profondément évolué. Peut-être avait-il muté physiquement lui aussi. Il avait l'impression de repousser un peu plus chaque jour ses propres limites de fatigue, le seul repère qu'il lui restait, le seul qui décidait vraiment de sa marche incessante.

Anatoli ne savait plus depuis bien longtemps pourquoi il marchait ni ce qu'il cherchait. Cherchait-il encore quoi que ce soit d'ailleurs.

Au début, alors qu'il n'était pas encore si rare de croiser d'autres survivants, il s'était inséré dans un petit groupe. Ils étaient six, deux femmes et quatre hommes. Avec lui, cela faisait sept.

Ils avaient marché ensemble plusieurs jours puis rapidement les dissensions étaient apparues. Au bout de quelques jours, ils finirent par se battre les uns contre les autres, pour des racines, pour les tours de garde, pour le rythme de marche, pour rien.

 

Chacun avait senti l'animosité monter dans le groupe pendant les marches intermittentes. Le froid, la faim et le désespoir aidant, la bagarre devint folle et rageuse. Lorsqu'une des femmes fut achevée par une barre de fer rouillée transformée en lance meurtrière, la mort libéra les pulsions les plus animales des vivants. Comme s'il fallait un premier sang pour libérer la folie.

Décidés à s'entretuer jusqu'au dernier pour ne pas avoir à partager les rares ressources subsistant encore, Anatoli ne dut son salut qu'à son instinct lui intimant l'ordre de fuir aussi vite qu'il pouvait.

Il courut pendant presque une heure, balançant dans son dos son barda accroché tant bien que mal à ses épaules déjà faméliques. Lorsqu'il s'arrêta pour reprendre son souffle terré sous un gros rocher enveloppé par des branches mortes depuis longtemps, il crut entendre encore les cris barbares de ceux auxquels il venait d'échapper.

Il reprit sa marche seul immédiatement sans porter attention au déchainement de violence inhumaine qu'il entendait au loin. Il savait ce qui se passait. Ils s'entredévoraient.

 

Anatoli ne voulait pas finir ainsi. Alors il continuait à marcher, guidé par l'espoir incertain du sud. Cet espoir qui s'amenuisait à chaque fois qu'un de ses pieds passait devant l'autre. Au lieu de le rapprocher de sa conviction, chaque pas l'enfonçait dans les ténèbres du désespoir.

 

En y repensant, il continuait à chercher mécaniquement sa pitance parfois stoppé net par une nouvelle crise de toux provoquant des crachements sales et douloureux.

Soudain, il entendit un bruit.

Quelqu'un marchait comme lui. Pas très loin, devant. A quelques centaines de mètres.

 

Anatoli s'arrêta net. Surtout ne pas tousser. Réprimer les tressaillements dans sa poitrine pour ne pas faire de bruit. Son œil devint mauvais. Ses dents se serrèrent les unes contre les autres dans sa mâchoire verrouillée.

Essayant de faire le moins de bruit possible, il suivit les bruits. L'autre était seul. Comme lui. Il le savait.

L'autre s'arrêta. Anatoli continua à se rapprocher doucement, tentant de ne pas se faire repérer. Il trouva un point d'observation et mit quelques minutes à le repérer.

 

C'était un homme. Seul. Il venait d'allumer un feu. Quelle hérésie se dit-il, il n'y a pas de meilleur moyen pour se faire repérer.

Posté à soixante, peut-être soixante-dix mètres de son campement, il le regarda.

L'autre était hirsute, enveloppée dans des couches crasseuses de vêtements déchirés par endroit, et tentait de se réchauffer avec un feu beaucoup trop voyant dans la pénombre permanente. Une longue barbe dépassait de sa capuche remontée sur sa tête. Ses mains semblaient enveloppées dans plusieurs couches de tissu.

 

Anatoli le regardait. Il ne savait pas quoi en penser. A quoi cela servirait-il de l'approcher se demanda-t-il. Il valait mieux passer son chemin et continuer.

 

Mais il était trop prêt maintenant et il était fatigué. Il était temps pour lui de s'arrêter un peu également. Anatoli se dit que si l'autre se remettait en route plus tôt que lui, peut-être pourrait-il profiter quelques minutes de son feu s'il ne prenait pas garde de l'éteindre correctement.

Alors il le regarda. L'autre s'installa autour du brasier luisant dans la nuit.

 

Anatoli se demanda depuis quand il ne s'était pas assis tranquillement devant un feu de bois. Depuis combien de temps n'avait-il pas eu chaud, bercé doucement par la danse des flammes devant ses yeux et réchauffé par la chaleur des tisons ardents.

 

Des pensées plus douces et chaudes que d'habitude l'envahirent et il se laissa bercer par son esprit. Des images revenaient devant ses yeux, les images d'un bonheur perdu, d'une douceur insouciante aujourd'hui enfouie profondément sous des couches de terre noire contaminée.

Anatoli ne remarquait pas que les nuages s'amoncelaient avec une noirceur inhabituelle au-dessus de sa tête. Les premières gouttes tombèrent juste avant que n'éclate un orage monstrueux. L'orage diluvien déversait sur la forêt alentour une pluie noire qui transperçait ses vêtements, qui collait à la peau, qui salissait tout et imprégnait tout son être d'une odeur de putréfaction insoutenable.

 

Le bruit de l'eau tombant comme des hallebardes l'assourdissait plus que le tonnerre qui grondait et les éclairs transperçant les nuages, et éclairant autour de lui. Comme des flashs d'appareils photos du temps où il en existait encore.

 

Dans le vacarme ambiant, Anatoli continuait à regarder paresseusement l'autre qui tentait tant bien que mal de dresser un semblant de bâche au-dessus de son feu devenu maigrichon.

Il n'entendit pas les pas de celui qui s'approchait derrière lui. Ce fut tout juste si une branche, moins solide que les autres, qui craqua sous les pieds de l'autre, éveilla ses sens pour les mettre en alerte.

 

Pas assez vite néanmoins pour qu'Anatoli puisse éviter le coup de bâton qu'il reçut en pleine tête, juste au niveau de la tempe. Il tomba inconscient tout net, sur le coup.

Le dixième de seconde avant, il comprit que c'était terminé. Maintenant il ne pouvait plus rien comprendre.

 

Il reprit péniblement conscience en sentant son corps glisser sur les feuilles mouillées et la terre grasse. Ses mains étaient entravées. Ses pieds l'étaient également.

Au bout de quelques secondes de concentration, il entendit la voix de deux hommes. C'était une langue qu'il ne comprenait pas. Ils le traînaient à terre tous les deux en le tenant par les jambes. Les mains attachées dans le dos, son visage frottait contre le sol, des branches lui arrachaient les cheveux pourtant il ne trouva pas la force de crier, encore étourdi par le coup reçu.

 

Les deux hommes le déposèrent près du feu et il les vit baisser l'intensité de son éclat et ne plus en laisser que quelques braises languissantes.

 

C'était un piège, le feu était voyant justement pour attirer une proie, pour l'attirer lui.

 

L'effroi le saisit lorsqu'il aperçut l'un des hommes sortir un long couteau. Il n'eut pas le temps de crier ou de se débattre. L'homme au couteau lui trancha la gorge avec un sourire carnassier et fou.

 

La dernière image que vit Anatoli fut la folie bestiale sur les visages de deux hommes redevenus des animaux.

 

Ce soir, ils mangeront de la viande.

 

  • Et si ce texte sonnait comme une mise en garde ? Une fiction, d'acord, mais peut-être plus...
    Bon, je suis pas tombé sur le texte le plus drôle ou le plus léger, mais je suis content d'être revenu par ici.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

    • C'est clair que pour un retour, t'as pas pris le plus léger !!!
      Toutefois, je suis personnellement heureux d'avoir eu ta lecture et ta réaction sur celui-ci.
      Il ne te reste donc plus qu'à aller en lire un autre plus rigolo...
      Welcome back Mathieu.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • Quand on est sur la route depuis trop longtemps, il faut que ça s'arrête, et même si on sent venir la chute, on ne peut s'empêcher d'en frémir. Une histoire bien menée…

    · Il y a presque 10 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Merci beaucoup.
      Comme je l'ai déjà dit, en effet la chute est attendue mais justement, pour une fois, ce n'est pas la chute qui est importante mais le chemin pour y arriver.
      Merci de la lecture et du com'. Au plaisir.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • Wen, te voila de nouveau à la plume ! super !
    Bon, cette nouvelle est plombante quand même et tu sais que je préfère grandement le léger. Mais...ta plume ensorceleuse a su me captiver jusqu'à l'issue de ce cauchemar.
    Moi, c'est une scène de La guerre du feu qui m'est revenue...
    Bravo mon ami...
    au plaisir.

    · Il y a presque 10 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

    • Ma plume ensorceleuse... Comme tu y vas ma Lyse !

      Oui je sais, on a vu plus léger mais c'est l'ambiance du moment.
      Merci de ta lecture et au plaisir aussi ma chère.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • Brrr.... Des images du livre "La route" me sont revenues. Ton texte est parfait, effroyable et très bien écrit.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Gif hopper

    Marion B

    • Merci beaucoup Marion.
      Oui, effroyable, ça correspond bien à l'ambiance. Merci encore d'être passée par ici.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • ah yes trop bien mon Wen, moi qui ai déserté WLW je suis revenu pour te lire et je ne suis pas déçu ! TRES TRES BON cette gentille nouvelle ... bon tempo, belle ambiance, belle diction ! Tout y est ! J'adore, et en plus j'adore les trucs d'horreur ... comme les faisait notre petite poupée de porcelaine.... Ô tempora, ô mores ... Bravo mon ami !

    · Il y a presque 10 ans ·
    Img 5684

    woody

    • Merci mon ami Woody, tu es trop bon avec moi.
      J'avoue que j'étais moi aussi très friand des récits horrifiques de la petite poupée de porcelaine aux yeux étincelants mais elle semble s'être assagie depuis.
      Merci en tout cas de ton passage ici, repasse quand tu veux, tu seras toujours le bienvenu.
      Tchuss !

      · Il y a presque 10 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • Pour ceux sensibles à la situation de Prypiat, à côté de Tchernobyl, je leur conseille un excellent webdocumentaire qui m'a horrifié/fasciné/hanté lorsque je l'ai vu la première fois.

    Ca s'appelle "La Zone" et il a été coproduit par le journal Le monde en 2011.
    "La Zone", a été lauréat du Prix France 24 - RFI du webdocumentaire 2011

    http://www.lemonde.fr/week-end/visuel/2011/04/22/la-zone-retour-a-tchernobyl_1505079_1477893.html

    · Il y a presque 10 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • je tremble de peur...Au secours!!!!
    l'absence d'humanité..les décors apocalyptiques..et brrrrrr le cannibalisme...j'en tremble de peur...
    (je vais faire d'horribles cauchemars à cause de toi Wen!!!!)
    brrrrr

    · Il y a presque 10 ans ·
    Suicideblonde dita von teese l 1 195

    Sweety

    • Désolé.
      Bienvenue dans le monde (presque) réel Sweety.

      McCarthy a toujours dit que La route n'était pas un livre de science-fiction. Je suis tout à fait d'accord avec lui.

      Désolé une fois encore mais merci de ta lecture quand même.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

    • c'est pour cela que je tremble...parce que je suis certaine que ça peut exister, ça semble si réel...et pour moi c'est terrifiant de sortir de mon monde des bisounours :)
      j'ai oublié de te dire quand même que même si c'est pas mon délire t’écris vachement bien, les trucs qui font peur(comme la maison de Tobias, je ne m'en suis pas remise !!!au secours!!!)

      · Il y a presque 10 ans ·
      Suicideblonde dita von teese l 1 195

      Sweety

  • Très prenant, très bien écrit. J'ai fini il y a peine deux jours la lecture de "La route", de McCarthy, et je dois dire que cette nouvelle possède la même aura. Ce dernier survivant qui tente de rejoindre le sud...

    · Il y a presque 10 ans ·
    Imageldd1

    ------

    • Alors ça, si c'est pas un compliment, je ne m'y connais pas !

      Merci beaucoup, je suis touché. Je sais pour autant qu'il me reste encore beaucoup de chemin avant d'arriver à la force funeste et envoûtante de La route...
      En attendant, compte-tenu que tu viens de le finir, ça ne pouvait pas mieux tomber.
      C'est en tout cas un livre dont on ne sort pas indemne.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • Waou prends ca dans la gueule et continue
    Tu tapes dur et bien !
    As tu lu La route de Cormac Mc Carthy ? Si non il le faut
    ton texte m'a fait énormément penser à ce livre
    http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Route_(roman)

    · Il y a presque 10 ans ·
    Tyt

    reverrance

    • Bien sûr !
      C'est le livre le plus violent et le plus dur que j'ai jamais lu je crois.
      Et évidemment qu'il m'a inspiré. Quand je laisse sortir mes idées les plus noires, c'est vers lui que je me dirige immanquablement.

      Si j'ai réussi à m'en rapprocher avec ce texte et à l'évoquer au lecteur, alors c'est bingo !

      Merci beaucoup Rev'.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

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