Le monde appartient à ceux qui twittent tôt

vincb

Aujourd'hui c'est mon anniversaire. Je fête mes 90 ans. Cela fait 25 ans que j'ai des rhumatismes et il ne me reste plus que 10 ans à travailler. Enfin, si le nouveau projet de Loi sur les retraites ne passe pas. Mais j'ai de la chance. Puisque je n'ai eu ni trop de temps de latence ni trop de carences dans ma vie bien remplie, suite aux mouvements sociaux de 2050, à partir de demain, je pourrai n'avoir qu'un seul employeur, et continuerai à toucher mon salaire plafonné de la tranche médiane en ne travaillant que 40 heures. J'aurai droit, aussi, à 2 jours de week-end, ainsi qu'à 3 semaines de congés payés, et ne serai plus obligé de travailler les jours fériés.

Je balance mon Tweet :
@VinBer73_122 a fini sa journée. Elle fût encore bien agréable. J'aime beaucoup travailler pour @GlobalCorpInc.
Le système analyse mon message, ajoute mes points à ma fiche salaire, modifie mon décompte temps, ajuste mon compte retraite, déduit les impôts, les retenues et les taxes en tous genres et me répond :
@VinBer73_122 a travaillé 12 heures aujourd'hui. +1 pour sa fidélité @GlobalCorpInc. +1 pour son anniversaire. Congratulations !

Dans la foulée, les réponses se déchainent : avalanche de retweet, déferlante de joyeux anniversaire, nuées de félicitations et de louanges pour la firme... autant de +1 pour tous les social branleurs que nous sommes devenus.

J'ai longtemps milité pour que ces conneries de publicité transversale soient comprises dans le temps de travail, mais cela n'a rien donné. En réalité, aujourd'hui, j'ai bossé 16 heures, mais mon smartphone a automatiquement envoyé le relevé de mes activités sur les réseaux sociaux et les données ont été déduites de mon fichier RH.
Si nous sommes rendus à cela, c'est parce que suite à la privatisation des États consécutive à l'effondrement de l'économie, de plans d'austérité en crises financières, les salaires ont pris une telle claque qu'il a fallu comme complément de revenus se mettre a communiquer à outrance. Aujourd'hui la situation est telle que la plus-value de ma notoriété sur les réseaux me rapporte plus que le fruit de mon travail.
Tout est devenu prétexte à gagner des points de gratification : Dire que les transports en commun sont à l'heure, que les barquettes de bouffe surgelées ont un goût exquis, que ses nouvelles fringues de marque sont trop classes... et le comble est que dire du bien de @GlobalWorldGouv entraine des réductions d'impôts !
Dans ce monde hyper-connecté, plus personne ne dit du mal de personne. Plus personne ne critique quiconque. Il n'y a plus de contestation... tous nos échanges sont standardisés, formatées, sous contrôle. Gare à celui qui suit le fil d'un parti d'opposition ! Il paiera le prix de sa dissidence en malus ! Nous vivons sous le joug de la dictature de la transparence et du pognon. Un monde radieux en apparence, sauf que son sein est pourri.

Aujourd'hui, j'ai 90 ans et je voudrais que ma vie s'arrête ! Mais manque de bol, @GlobalScienceInc a triplé notre espérance de vie.

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