Le Visage blême.

Et comme je te disais, c'est ce soir-là que tout a changé. J'ai cogné à la porte un peu avant minuit, j'avais mon sac sur le dos, avec du lait à 3.25% de matières grasses, du pain et des boîtes de thon. Ça faisait quoi, quatre heures que j'étais à Toronto? Quand elle a ouvert la porte, j'ai senti mon coeur battre en voyant sa gueule, le visage blanc de quelqu'un qui attend la mort entre deux factures d'électricité. Elle a dit bonsoir, vous devez être celui que j'attends. Vous pouvez entrer avec vos chaussures, mais faîtes attention au parquet.

On est monté au deuxième étage dans une pièce qui fait salon et cuisine en même temps. Elle a dit que l'autre chambre est occupée par une Mexicaine, mais qu'elle n'est jamais là le soir, elle travaille dans une usine qui fabrique des fenêtres. Voici la vôtre. J'ai poussé la porte et une sale odeur de clope est montée, elle a haussé les épaules comme pour dire, j'y peux rien désolée, puis elle a expliqué qu'un Allemand louait la chambre et qu'il fumait tout le temps. J'ai essayé de nettoyer l'odeur, elle a dit, mais y a rien à faire, ça part pas. Faudrait que je donne quatre cents dollars pour faire venir des spécialistes, mais j'ai pas de quoi payer ça. J'attends toujours le chèque du Fédéral...

Alors, ça vous plaît? J'ai pas osé lui dire non, et de toute façon, j'avais pas le choix. J'ai pris la chambre pour deux cents le mois en me disant que je pourrais la changer plus tard. Je lui ai donné deux billets, elle les a vérifiés, puis elle a hoché la tête. I have to buy some weed, you know... Ensuite elle a souri et c'était triste à voir. Vous avez de la famille? Je lui ai demandé. Elle m'a répondu qu'elle avait un chien mais qu'il est mort depuis longtemps. Puis après un long silence, elle a rajouté, j'ai aussi une fille.

Il a commencé à pleuvoir au son du premier orage, et la pluie cognait fort contre la vitre fermée. Et son visage blême, où s'est gravée la vie, laissait voir la marque des années qu'on n'a pas vu passer. Et le jour où l'enterrera et qu'on mettra des fleurs autour de son cercueil, et qu'on dira des mots qu'elle espérait vivante, et que sa fille viendra, au bras d'un inconnu, se recueillir quinze minutes auprès de la défunte, dans le silence lugubre d'un dimanche de novembre, ce jour-là le visage blême s'entendra dire pour la première fois, maman.

Elle s'est mordue la lèvre, puis a sorti un paquet de clopes. Et j'ai compris qu'en fait, l'Allemand n'existait pas. Elle s'est retournée pour me donner le dos, et avec la grâce d'une actrice d'un film en noir et blanc, et elle m'a dit, j'ai de la mayonnaise, vous savez, pour accompagner votre thon. Prenez ce qu'il vous faut dans le réfrigérateur, de toute façon, il ne reste pas grand chose. Je dois me coucher, mon corps le réclame.

J'ai trouvé un restant de dîner qui tirait à sa fin, une odeur un peu louche qu'il fallait supporter, quand on a le ventre en creux et si peu à lui donner, on prendrait en festin les poubelles de la ville. J'ai fait comme elle a dit, la mayonnaise et le thon, et je me suis pris la tête, et je suis resté comme ça un bon moment. Et maintenant, j'ai pensé, je fais quoi de ma vie?

Et puis j'ai entendu des pas, et j'ai vu la femme remonter. Et j'ai compris à sa gueule que ça allait mal se passer, elle était dans sa robe de chambre, une serviette nouée sur la tête. Y avait dans ses yeux une folie démoniaque, un blues du nord qui sortait de sa bouche, entre deux souffles de rhum qui montaient jusqu'à moi. Y avait l'horloge qui prenait la mesure du temps et puis à côté, il y avait nous. Et comme je te disais, c'est ce soir-là que tout a changé. J'avais cogné à la porte un peu avant minuit, avec mon sachet de lait à 3.25%, mon pain en tranches et mes boîtes de thon. Elle était venue me rejoindre dans sa robe de chambre grise, un flingue entre les mains. Le soir où je suis mort.