L'ivre d'elle.

lilii

L'IVRE D'ELLE

                      Ici, tout cesse.

Inlassablement, c'est ici, dans cette bibliothèque, que je m'applique à m'immerger un peu plus chaque jour dans cette réalité davantage féconde en histoires sensibles. Ici, je peux enfin jeter délibérément mon cœur aux mots pour lâcher prise avec cette vie parasite.

J'ai atterri sur un chemin qui ne figure sur aucune carte. Les sinuosités de mon passé restent impraticables. Seuls les traits de mon visage sont les reflets des fantômes qui m'ont enfanté, les seuls témoins d'une union probable. Je ne suis que ce misérable fœtus fabulant dans l'utérus d'une procréatrice imaginaire. Je n'appartiens à aucune famille, solitude absolue.

Toutefois, être orphelin n'est pas entièrement désavantageux : je suis à la fois le fils spirituel de la concierge et le grand frère des filles spiritueuses, l'épicier du coin est tantôt mon père, tantôt mon frère, quant à la pharmacienne, elle prend parfois le visage d'une mère réconfortante…A ma guise, je peux composer et décomposer ma famille. C'est comme si j'avais le choix de pouvoir faire don de moi en comblant aussi, leur projections d'amours manquées. J'ai crée mon propre commerce d'amour, vendant rêves et mensonges, où chacun finalement y trouve son compte.

Mais à force de baisers volés, de câlins arrachés, d'amours mendiées, on quitte cette nouvelle famille pour en choisir une autre, moins incertaine. Et puis, on réécrit à chaque fois, des histoires de plus en plus folles, des souvenirs de plus en plus grotesques pour séduire un peu plus ceux qui m'attribueront une nouvelle identité.

Je ne connais de moi que ce corps que je trimballe depuis plus de vingt ans, ce sac de tissu flasque et tiède, qui trébuche sur des lendemains sans lendemains. Je survis, grâce à ce besoin bestial d'aspirer les émanations émues de l'autre. Tel un carnassier d'amour blotti dans l'ombre, je traque les proies qui transpirent le plus des ventricules. Je me nourris de ce que les gens dévoilent par inadvertance. J'aspire l'autre pour de meilleures aspirations. Je demeure animal pour m'imprégner du sensuel empirisme.

Je me souviens de cette femme lisant à la terrasse d'un café. Elle trempait timidement ses lèvres dans du sirop de grenadine tout en essayant de vérifier la fraîcheur de son teint dans un miroir dissimulé dans son sac. Je repense souvent à ses mains moites, luisantes qu'elle essuyait fiévreusement dans un mouchoir troué. Elle attendait quelqu'un, c'était certain. Mais lorsque Le café ferma ses portes, elle rajusta dédaigneusement son manteau d'une mine presque fière mais le maquillage qu'elle avait arrangé, trahit son chagrin étouffé. Personne n'était venu.

La rue, théâtre de l'ordinaire. Depuis ce jour, je suis à la recherche d'une créature qui dissimulerait au plus profond de son âme, une passion effervescente mais pour qui l'impassibilité serait maîtresse.

"La bibliothèque ferme dans cinq minutes ! Veuillez ranger les livres à leur place et vider les lieux !"

Un jour, je tuerai cette vieille peau de bibliothécaire. Elle avait cette manie compulsive de fermer la bibliothèque dix minutes plus tôt alors qu'elle passait le plus clair de son temps à s'empiffrer de commérages absurdes. Dépité, le cœur vide, j'errais dans la rue une grande partie de la nuit, à la recherche d'un recoin tranquille pour dormir.

L'aube caressait mes joues tièdes. Je fermais les yeux pour savourer cet instant propice à une matinée pleine d'espoir mais il fallait faire vite pour ne pas manquer l'ouverture de la bibliothèque.

C' était mon repère et être en retard signifiait une perte de pouvoir sur mon destin :si ma muse était une passante furtive, un courant d'air, une aurore boréale, je pouvais manquer ce rendez-vous pour toujours...

« Bonjour jeune homme, toujours ponctuel ! »

C'était Hélène, la bibliothécaire. Curieusement, elle m'apparaissait toujours moins repoussante aux premières lueurs du jour. C'était une vieille dame presque comme toutes les autres mais sa longue chevelure blanche qui couvrait son dos courbé lui conférait un air de prêtresse.

Je m'installais à une table que j'avais désigné la meilleure. Entre ombre et lumière, au carrefour de la philosophie et de la littérature, j'avais un champs de vision exceptionnel pour détailler le moindre geste, le moindre battement de cils. De cet endroit stratégique, j'étudiais méticuleusement les entrées et les sorties, notant chaque déplacement et en exécutant des croquis très précis.

La journée dégoulina peu à peu. Je sentais mon esprit s'alourdir par des espoirs inassouvis. Je m'accordais alors quelques minutes de repos pour coller mon cerveau bouillonnant sur la couverture accueillante d'un livre de contes pour enfant et toutes les choses irrésolues qui s'entretuaient dans mon esprit s'endormirent.

Un violent coup de tonnerre retentit, brisant dans un écho lourd, l'atmosphère surannée de la bibliothèque. Un autre, beaucoup plus violent fit virevolter la poussière des vieux livres et grincer les étagères. Je sursautais de terreur. La bibliothèque était plongée dans le noir absolu.

« Toujours seul ! » pensais-je avec effroi.

A pas de velours, je quittais mon berceau littéraire. L'obscurité épaisse, dense, absolue de mes pires cauchemars d'enfance. Je déambulais en tâtonnant les livres mais cet endroit qui était mon refuge me semblait soudainement hostile. Des gouttes de sueur coulaient le long de mon dos, le corps revit quand il est bercé par la peur. Ces livres qui remplissaient le vide de mon histoire par d'autres, m'étouffaient de plus en plus. Les silhouettes des couvertures semblaient me sourire cyniquement, les étagères ondulaient dans un terrible fantasme, les portes claquaient, les mots hurlaient. Je marchais à l'aveuglette dans ce paradis cauchemardesque, prêt à me faire assassiner par ma propre histoire lorsque j'aperçus, une lueur presque imperceptible qui s'échappait d'une porte colossale, comme surgie d'un livre d' histoire antique.

La porte grinça dans un cri perdu et je débouchais dans une chambre mansardée où une bougie finissait de mourir. Au fond de la pièce, je devinais une silhouette courbée. Je m'avançais prudemment, pétrifié de terreur mais lorsque je parvins à la hauteur du fantôme, je fus presque soulagé : c'était la vieille.

« Alors jeune homme, bien dormi ? »

Une lueur malicieuse traversa ses yeux. Elle ouvrit un livre et insista pour que je prenne place à côté d'elle. Elle s'interrogeait sur ma présence quotidienne à la bibliothèque. J'étais comme hypnotisé. Pour la première fois, je la trouvais belle, sa chevelure longue et grise n'avait plus de resonance maléfique

La peur avait fini de me découvrir. Je lui racontai toute mon histoire, sans pudeur, sans hésitation. Je lui déballais tout ce rien que je connaissais de moi. Elle buvait les mots qui sortaient de mon cœur. Lorsque j'achevais le récit de ma piteuse existence, elle prit la parole et ne s'arrêta qu'au petit matin pour ouvrir les portes de la bibliothèque. Quant à moi, harassé d' évidences, je ne pensais plus qu'à une de ses paroles :

«  Je t'ai lu, il y a de ça quelques années… »

Durant plusieurs jours, je restais cloîtré chez moi cherchant à résoudre des paroles énigmatiques. Chaque phrase avait été un vers où je me suis volontairement immergé.

Et puis un jour, à force de nuits passées à compter les mots, je revins à mon refuge. Une cinquantaine de personnes s'amassait devant l'entrée. Je comprenais difficilement ce qui avait pu éveiller pendant la nuit une soudaine vocation littéraire aux trois quarts de la population.

Tant bien que mal, j'essayais de me faufiler à travers cette foule compacte et menaçante lorsqu'un policier me barra la route.

« Vous ne pouvez pas passer, jeune homme ! »

Son regard empreint de fausse compassion transperça l'angoisse qui se dessinait sur mon visage. J'écoutais les murmures des gens : « la pauvre », « meurtre »

Des larmes brûlantes dégringolèrent sur mes joues, bientôt des sanglots hystériques. J'avais compris.

L'histoire se répétait inlassablement. J'étais condamné à une boucle infernale : j'étais seul, délaissé, abandonné par cette littérature de pacotille.

De rage, je dévalais les rues irraisonnées, trébuchant sur les trottoirs. J'avais le sentiment que plus je perdais haleine et plus je perdais Hélène. Mon corps semblait invincible, j'aurais couru jusqu'à l'épuisement mais c'était trop facile, trop lâche.

J'étalais alors sur le pavé une quinzaine de livres. Soigneusement, je déchirais les pages dans une cadence douce, presque religieuse. Puis, de plus en plus violemment, arrachant les couvertures et les reliures, crachant sur les biographies, condamnant cette littérature fantoche, cette grande illusion, cette mascarade de mots ! Le ciel s'assombrissait de façon aussi absurde que dans ces romans de quai de gare. Des flocons de lettres virevoltaient pour finalement se briser sur des raz de marées alphabétiques. Je contemplais cette mise en scène tragique, cette décapitation de la rhétorique, la torture des mots, la mise à mort de la littérature !Les passants me dévisageaient, hébétés par ma démence littéraire. Même abattu par le chagrin, j'éprouvais une jouissance intense et perverse à contempler les livres qui se sabordaient, la poésie dérivant dans les abîmes d'un cauchemar, la littérature échouant sur les rives de l'oubli.

La nuit semblait tomber par terre. Saoul de vers, drogué par la prose, mes pas s'accrochaient tant bien que mal au réel. Mes pieds fonctionnaient comme des virgules mécaniques, ma tête heurtait des points de suspension. Automate poétique, mon cœur valsait sur des rimes improbables, me ramenant finalement vers le paroxysme de l'histoire.

La bibliothèque était plongée dans l'ombre. Ma curiosité semblait courtiser mes ventricules. J'ouvris la porte béante, prêt à me faire avaler par ma propre tanière. Il y avait, ces milliers de livres multicolores resplendissant sur des étagères en bois vernis. Objets réconfortants pour un être en manque d'histoire. Dès que mes yeux se posaient sur une couverture, c'étaient des pages d'émotions qui ressurgissaient, j'avais tant appris des livres...Ils m'avaient donné cette nourriture pure sans retenue, s'offrant à moi comme une évidence. Je fermais les yeux, d'innombrables parfums de livres, de pages tournées, de notes griffonnées s'entrechoquaient dans l'atmosphère. Je crèverais d'amour mais je crèverais ici. Mon histoire confondue aux autres.

J'errais, au milieu de ces récits, m'imprégnant de chacun d'eux, revivant chacune des scènes, chaque paroxysme, je passais du rire aux larmes, de la honte à la gloire. Mon corps semblait héberger tout ce qui émanait des livres, il résonnait de tous ces mots.

Mais entre mes larmes acoustiques, j'ouvris un livre qui était resté sur une table. Aucun titre, aucun auteur. Délicatement, je feuilletais les pages. Elles étaient vierges et nues.

J'ouvris alors la première page du livre et j'écrivis…

                        Ici, tout cesse…

  • WAOUW ! ! !

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    gypsy-blue

  • Lili, ce texte est magistral! Je l'ai lu d'un trait avec grande émotion tant les mots résonnaient en mon âme!!CDC!!!

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Colette Bonnet Seigue

  • un savoir sagement rangé que tu nous dévoile, merci pour le partage.

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Salvatore Pepe

  • Chère Lili, j'adore, une fois de plus devrais je dire. Bises et au plaisir de te relire.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Mouette des iles lavezzi orig

    valjean

  • A Kenzo. Monsieur, je ne vous connais pas mais je connais très bien Lili et cela depuis longtemps puisque nos échangions nos impressions sur nos écrits avant de nous inscrire tous les deux sur wwww.welovewords.com.
    Alors, je vous confirme que Lili n'a rien à voir avec la personne que vous décrivez et je vous serais très reconnaissant de cesser ces messages. Avec tout mon respect.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Mouette des iles lavezzi orig

    valjean

  • Personnellement, je ne sais pas si vous êtes une psychopathe (et je m'en balance ^^), mais j'ai pris beaucoup de plaisir à vous lire. Lecture très agréable.

    @Kenzo: lili est tout de même sur le site depuis longtemps aussi. Je crois que vous l'auriez remarqué avant si c'était vraiment la femme de vos idées noires (enfin bon...).

    Au plaisir d'une autre lecture lili, psychopathe ou pas :D

    · Il y a plus de 10 ans ·
    544813 416184855145011 490152810 n 465

    bis

  • Kenzo, ce n'est pas le lieu pour ce genre de messages débiles et menaçants. Je crois que c'est toi qui devrais être banni du site pour comportement irrévérencieux! Surtout qu'au final tu ne sais même pas à qui tu t'adresses... N'importe quoi!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Atchk orig

    yunahreb

  • C'est quoi un livre ?

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

  • je préfère la mer à la bibliothèque

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Pour twitter orig

    Olivier Memling

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