MERE VIEILLE

Marcel Alalof

                        MERE VIEILLE

J'ai tendance à vouloir emprunter la descente de la rue en pente qui mène à son appartement, mais  l’immeuble se trouve en haut. Je continue à monter péniblement, penché en avant, ayant l'impression de gravir le sommet d'une montagne.Mes jambes ne portent à peine, je suis sans force.

J'arrive devant le portail clos. Il suffirait d'avoir oublié le code, pour trouver une bonne raison de rebrousser chemin. Mais, le code m'a été inculqué, il est gravé en moi ; et je ne peux feindre.

Je gravis les escaliers qui mènent vers ce passé que je hais parce que je ne l'ai pas oublié.

 Avant même que je frappe, la porte s'ouvre. Elle guettait. Le lieu n'a pas changé.  Comment aurait-il pu ?

L'absence de luminosité n'est pas révélatrice du temps qui passe. Je remarque, au prix d'un effort marqué d'accoutumance ou d'accommodation, les meubles toujours les mêmes, rachetés cinquante ans plus tôt aux précédents locataires , meubles sans âge. Comme elle. Le chauffage est coupé, car l'électricité coûte cher. Elle se chauffe au café et à la cigarette.

Je m'assieds sur le canapé- lit que je lui avais offert  vingt ans auparavant. Il est encore revêtu de sa protection d'origine. Le salon est presque lumineux, car éclairé par l'écran du téléviseur allumé, tout son coupé..

Elle me raconte sa journée ou  autre chose. Je regarde les images, comme un poisson hors de l'eau contemplerait un aquarium. Puis, je tourne les yeux vers elle. Elle a quitté la pièce.

Je vais pour me lever, partir, mais elle  revient avec une cafetière et deux verres. Elle n’utilise plus de tasse depuis qu'en 1954 lui avait été servi un expresso avec des traces de rouge à lèvres sur la tasse, au café «  Le Biarritz »,  à Casablanca.

Les reflets des images dansent sur le plateau de la table basse. Je pose mon verre, trop chaud, sur son rebord le plus proche

.  Elle prend une cigarette, allume une bougie, pour faire durer la flamme.J'écoute le son de sa voix, sans retenir le sens de ses paroles. Au bout d'un instant ou d'une éternité, je saisis mon verre. Il est froid. Je dois partir.

Dans la pénombre du couloir je pense à elle, qui m'a fait quitter les femmes que j'aimais. Je lui tends une enveloppe déjà préparée.

« Tiens, tu iras voir ton frère, ça te changera les idées ! ».

Elle ne refuse pas, mais je sais que le chèque ne sera jamais débité.

Mon coeur se serre. Je dirige ma main vers l'interrupteur pour allumer, la voir, peut-être une dernière fois. Puis, je me ravise.

À quoi bon ?  elle n’a pas changé.

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