Monseigneur Schluss

Léo Noël

La Renaissance de Monseigneur Schluss

C’est une journée de celles que l’on choisit pour tirer un trait sur sa vie. Monsieur Schluss était déjà mort moralement, il ne lui restait alors qu’à régler tous les problèmes de l’administration, pour ne pas embêter sa famille, puis ensuite il irait s’électrocuter dans son bain, ou il irait sauter par dessus la ballustrade, il se flinguerait la poire ou il avalerait des médocs pour ne plus avoir la peine de se réveiller. Il porte des chaussures noires. Il sourit, parce qu’à Paris les gens ne sourient pas. Il n’a pas d’espoir pour l’avenir, mais pour l’heure, il est heureux. Demain on lui rendra sa caution, il ira à la poste pour déclarer qu’il n’habite plus à cette adresse, il fermera ses comptes pour le téléphone, le gaz, et l’électricité. La mort c’est déjà assez embêtant pour les vivants, ce n’est pas la peine de leur refiler des factures en plus. Il espère qu’on ne voudra pas l’enterrer, ça coute cher, ça ne sert à rien, puis il pense qu’il est un peu pourri et il ne veux pas polluer le sol.

Il y a de la poussière grise sur ses chaussures noires. Il n’aime pas vraiment ça la poussière, il préfère quand le noir reluit bien, qu’on peut se voir à travers lui. Il ne bouge pas, car il est dans le métro et qu’il n’a pas envie de bousculer sa voisine. Mais il n’aime pas ça. Il pense à Valérie, puis il pense au père de Valérie. Elle était resté dans le coma longtemps, puis elle était morte, comme ça, du jour au lendemain. Le cerveau à lâché, lui avait dit le docteur, ce sont des choses qui arrivent, c’est peut-être mieux pour elle. Monseigneur Schluss avait pris la nouvelle dans le plus grand calme, au téléphone, juste avant que son patron ne lui rappelle qu’il lui faudrait rendre le projet avant la fin de la semaine. C’est drôle, s’était dit Monseigneur Schluss, cela fait 7 mois que Valérie erre entre la vie et la mort, 7 mois que je me sens prêt à apprendre la nouvelle de sa mort, et j’ai pourtant l’impression que je vais en chier sérieusement. Monseigneur Schluss était un homme lucide : ses larmes étaient arrivée à la fin de la journée, après que le téléphone ait sonné, après qu’il n’ait pas répondu et que la machine se soit mise en route :  » Salut ! C’est Valérie, si t’as un truc intéressant je t’en prie dis moi tout après le bip, sinon laisse tomber ». Puis cela avait duré la semaine. Il avait du attendre une acalmie pour appeler son patron et déposer sa démission.

Le père de Valérie avait semblé tout aussi affecté lorsqu’ils s’étaient vus aux obsèques. Monseigneur Schluss et lui avait été très proche, si proche qu’il avait été question qu’il devienne le fils adoptif du père de sa fiancée. Il pensaient tous les deux que ça allait jaser inceste et malsanité, et ça les faisait marrer. Une fois, ils étaient revenus tous les deux couverts de bleus car on avait sous-entendus qu’il y avait quelque chose de pédé entre eux. Ils s’étaient embrassés avec fougue, puis ils avaient pété la gueule aux costauds du bar. Il étaient pétés de rire lorsque Valérie, inquiète au possible, les avait vus rentrer couverts de sang.

Valérie l’avait quitté une fois, pour un faux DJ qui se la jouait beau-gosse-ténébreux-qui-ne-tombe-pas-amoureux. Monseigneur Schluss était désespéré. Le père de Valérie les avait remis ensemble. En s’intéressant un peu au blondinet musclé qui avait volé sa fille, il avait trouvé trace de ses diverses conquêtes, de sa philosophie du « je me protège pas car les maladies font parties de la vie », et ça avait calmé Valérie. Un repas bien placé un soir de tristesse, et Monseigneur Schluss avait retrouvé sa belle dans la semaine.

Cette fois-ci, il s’étaient regardé sans rien dire, conscient qu’il n’y aurait plus de bagarre, plus d’enquêtes de salubrité pour des futurs amants, plus de reconquête possible.

Sa voisine aussi, a des chaussures noires, et de la poussière dessus. Il lève la tête, comme pour regarder combien d’arrêts il lui reste à attendre, et en profite pour glisser un regard vers le visage de sa voisine. Ce qu’il ne sait pas, c’est que elle, fait pareil de son coté, puis qu’elle regarde ses chaussures, et que ça l’agace.

C’est la fille des toilettes. Enfin, de l’exposition photo avec toutes ces toilettes du monde entier, des toilettes insolites, et improbables. C’était marrant cette expo… Cette nana, elle avait regardé les photos en même temps que lui, pas exactement dans le même ordre, mais grosso-modo, ils s’étaient suivis. Monseigneurs Schluss s’en souvient, car il lui avait frôlé la main, sans le vouloir, en voulant prendre un peu de recul par rapport au cadre d’un cliché un peu complexe. Les deux mains. Contact. Son coeur s’était emballé une seconde. Terriblement gêné. Pourvu qu’elle ne pense pas que… Ne pas la regarder. Ne surtout pas la regarder.

Et maintenant le métro. Les chaussures, la poussière, les regards. Monseigneur Schluss voudrait ne pas avoir l’air de l’avoir remarqué, il cherche à s’intéresser à autre chose, il pense à Valérie, mais ça ne l’emporte pas, il regarde d’autres gens, mais ils sont moches, le métro aussi est moche. Il la regarde à nouveau, pour être sûr que c’est bien elle. Elle regarde droit devant elle, elle ne l’a peut-être pas remarqué après tout. Et puis cette poussière sur ses chaussures. C’est insoutenable, il se baisse pour les essuyer.

Mademoiselle Crabe n’était à Paris que pour terminer son déménagement, finir quelques papiers, et revenir au pays ensuite. Le métro, elle déteste ça parce que les gens sont moches, et que c’est sale partout. Elle sourit quand même, parce que de toute façon, elle n’est pas là pour très longtemps. Ses chaussures sont bleues, et recouvertes de poussière grise : ça vient de l’exposition en plein air. Elle avait vu que ses pas soulevaient des petits nuages suffocants. Il y avait un homme bien habillé, avec des chaussures noires bien brillantes, il faisait attention à chacun de ses pas. Marrant le bonhomme. Elle l’avait suivi un peu, et même touché discrètement, pour voir comment il allait réagir. Il n’avait rien dit, mais clairement ses joues avaient rosi. Elle l’avait trouvé mignon dans son grand costume un peu trop classe pour lui.

Et voilà qu’elle se trouvait à coté de lui dans le métro. Pas de doute, c’est bien le bonhomme des photos-toilettes. Il porte des chaussures noires qui ne sont plus brillantes à cause de la poussière. Ses chaussures, à elle, sont bleues, et couvertes de poussière aussi. Elle n’aime pas ça : elle se baisse pour les essuyer.

Que pensez vous qu’il puisse se passer lorsque deux malades, maniaques et dépressifs, se baissent ensembles, dans le métro, pour essuyer la poussière qui recouvre leur chaussure ?

Machinalement, Monseigneurs Schluss essuyait ses chaussures à lui, puis ses chaussures, à elle. Mademoiselle Crabe, elle, essuyait ses chaussures, à elle, puis ses chaussures, à lui. Ils croisent et décroisent leur mains, sans se toucher, car ça ne se fait pas. Ils évitent de se regarder, ils font attention à ce que leurs chaussures soient impeccables.

Monseigneur Schluss sentit que ce n’était peut-être pas l’heure, finalement, que comme rien n’avait d’importance, on pouvait bien repousser encore un peu : sa mort pouvait attendre un peu plus longtemps.

Mademoiselle Crabe comprit qu’elle serait obligé de revoir le bonhomme au costume, tôt ou tard, on ne sait pas vraiment quand, mais, après tout, ce n’était pas grave, elle avait le temps…

  • Pas besoin de se connaître pour un CDC, c’est le texte qui fait tout : c’est le texte qui plait, qui est apprécié, qui séduit, qui touche, qui comble, fait rire… qui fait que c’est un coup de cœur ;)
    Un CDC n'est pas une question de flatter ou récompenser l'auteur. Je le fais plus pour moi, parce que ça m'a plu, parce que j'ai été touchée... Après je suis d'accord que le geste puisse ravir et faire plaisir mais dans ce cas c'est mérité alors pourquoi s'en priver …même si on ne se connait pas ?
    (Bien sur la personne derrière en est aussi pour quelque chose car sans elle le texte ne serait pas ; mais un coup de cœur est avant tout pour un texte qui a quelque chose de plus que …les autres textes… !)
    Alors oui CDC !

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    mooona

  • Un pur régal, fantaisiste, décalé, pince sans rire... et une écriture très maitrisée.. du grand monsieur rat !!!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Jos phine nb 7 orig

    junon

  • Ces commentaires sont justes et mérités. J'aime moi aussi. CDC.

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    ernestin-frenelius

  • @ sophie : finesse et lucidité, je crois que c'est les meilleurs compliments qu'on puisse me faire, je suis ravi que mon texte t'aie touchée.
    @ Mooona : on se connait à peine et tu me CDC ! C'est très cavalier ^^ Merci
    @ Reverrance : en réalité, il n'y avait pas tant de drame, la distance vient surtout de ce personnage qui dramatise sa vie pour lui donner du goût, mais ce n'est qu'un poltron-mignon
    @ Woody : carrément ? Je suis honoré, j'en reste coi. Quoi ?
    @ wen : personnages bien brossés, expression à ré-utiliser, merci pour le super mignon, il faudrait inventer un super héros avec une cape qui s’appellerait comme ça !
    @ Lyselotte : ce que j'adore avec toi Lyse, c'est que tu es d'une franchise implacable, je sais d'expérience, que quand ça te touche pas, tu me le dis, donc c'est d'autant plus chouette quand tu me fais un compliment

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Rat3 54

    Léo Noël

  • Coup de cœur pour ce texte...tout brossé de naïve simplicité et si touchant...j'ai vraiment adoré !
    Coup de cœur du jour sur l'accueil de WLW, merci...

    · Il y a plus de 12 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

  • Très intéressant. Super mignon (et c'est un compliment).
    Des personnages comme leurs chaussures : bien brossés !

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • Woody tu as tout à fait raison, c'est un Sempé de l'écriture

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Tyt

    reverrance

  • ton style me fait penser à celui de Sempé dans un autre registre... la finesse du trait qui nous charme car il démontre que nous sommes tous semblables et uniques en même temps...

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    woody

  • j'aime beaucoup la manière légère de tenir à distance le drame

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Tyt

    reverrance

  • Drôles de personnages interessants et à la fois touchants!
    cdc !

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    mooona

  • J'aime beaucoup cette histoire Léo que je trouve pleine de finesse et de sensibilité, d'humour sombre et de lucidité.

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    divina-bonitas

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