Ô nuit mortelle...

Elsa Saint Hilaire

Ô nuit mortelle…

 

Arsène n’aimait pas la fête de Noël.

Entendons-nous bien : ce n’était pas une question de religion. Sacrifier à une fête chrétienne ne le dérangeait pas outre mesure. Il y était plutôt indifférent. Des gènes ancestraux lui rappelaient qu’autrefois les égyptiens l’honoraient de libations interminables scandées de musiques dithyrambiques aux abords des rives de Bubastis. L’ichor de Bastet coulait encore dans ses veines. Arsène était donc tolérant.

Ce n’était pas non plus une question d’estomac. Sacrifier à une fête où chacun se découvre un appétit digne de Dom Balaguère, présentait des avantages gastronomiques. Arsène avait lu Daudet et s’attendait à ce que sa gamelle déborde le soir du réveillon de juteux croupions de dinde ou de lanières de chapons à la peau croustillante ; dut-il attendre patiemment la fin de la messe pour y goûter à profusion.

C’était encore moins une forme de snobisme ou de répugnance à recevoir des cadeaux. Sacrifier à une fête où des paquets aux nœuds multicolores s’amoncellent au coin de l’âtre crépitant satisfaisait son goût du confort et du décorum. Tous les ans, son maître vétérinaire le gâtait d’un nouveau coussin en plumes d’oie, de quelques peluches en forme de souris et d’un utile collier antipuces. Il aurait été le dernier des ingrats à faire la fine babine.

Ce n’était pas enfin un problème d’esthète. Cette manie de fixer des barbus rouges et blancs au faîte des cheminées ou de les pendre à des gouttières, d’accrocher des carillons aux insupportables accords de « Jingle Bells » à leurs portes, ne l’indisposait qu’à demi. Il y avait belle lurette qu’il s’était résigné aux goûts frelatés des humains. Il supporterait également sans broncher les sempiternels solécismes, du genre : « Si j’aurais su, je t’aurais pas offert une nouvelle cravate ». Il s’y adaptait, faute de pouvoir exprimer son total désaccord. N’oublions pas qu’Arsène savait parler, mais gardait ce don secret en dehors de la présence de Jules.

Non, tout cela n’aurait pas fait pencher la balance en défaveur de Noël. Le problème était tout autre. Religion, agapes, cadeaux, décoration, ne l’empêchaient ni de vivre ni de se réjouir. Seule la lumière jetait une ombre noire sur le tableau.

Hé oui ! La lumière… Aussi paradoxal que cela puisse paraître la nuit de Noël est mortellement lumineuse. Toutes ces bougies posées sur les rebords des fenêtres, ces guirlandes d’ampoules aux couleurs criardes enrubannées le long des toits, des arbres dénudés et surtout des sapins, ces éclairages publiques renforcés de panneaux scintillants à la gloire de la fête, voilaient l’atmosphère et brouillaient ses repères.

Une question existentielle l’agitait : ses pupilles devaient-elles se dilater ou rétrécir ? Elles étaient prises d’une danse de saint Guy à peine avait-il franchi le seuil de la demeure de son maître. Si certains humains se réfugient dans la consommation de substances psychotropes pour s’abandonner à des hallucinations visuelles, Arsène n’avait qu’à écarquiller les yeux pour partir en « bad trip ». Shooté raide à la lueur dans le noir, les jambes en coton, la cervelle en marmelade. Plus qu’à attendre l’hypothétique secours des Rois mages.

Mais il y avait pire encore. Comme tous les greffiers, Arsène était un maraudeur et soir de Noël ou pas, il lui fallait sa balade nocturne. Hygiène de la vessie tout autant que tyrannie hormonale ; les deux n’ayant aucun lien de cause à effet, si l’on y réfléchit bien. Et là était le hic ! Il lui fallait quitter le bourg, traverser un pont pour s’aventurer en campagne. Chacun sait qu’en tout bon greffier sommeille un astronome et qu’il lui est naturel de calculer l’azimut pour trouver la bonne direction en scrutant les étoiles. Mais, si les astres nimbés de lueurs deviennent invisibles, si les pupilles clignotent comme des feux de détresse, un chat, aussi intelligent soit-il, finit par confondre les phares d’un camion avec les deux systèmes optiques d’une paire de jumelles et termine son existence en descente de lit quand le petit Jésus vagit sur la paille ; ce qui est parfaitement injuste et très con.

Arsène détestait Noël. Sa seule consolation : la promesse faite par Jules d’allumer ce soir-là dans l’église un cierge à la mémoire de tous ses frères et sœurs morts au champ des lumières. Même bourré, Jules était un ami fiable. « Sic itur ad astra »*

 

* « C’est ainsi que l’on s’élève dans les étoiles »

Signaler ce texte