Pleut-il ?
olivier-f-thomas
Il est dans la rue avec son petit air tout heureux. Protégé par son parapluie, il écoute avec ravissement le bruit des gouttes qui s’écrasent contre la toile. Le son est mat, vif, chantant. C’est une journée idéale, une journée de printemps, les averses vont et viennent. Autour de lui, les éclaircies éphémères font ricocher le soleil sur les pavés mouillés. La lumière est belle, la pluie tape gentiment contre le parapluie. Il aime ce son, c’est comme un signe de sécurité. Avec un sourire, il réfléchit. La pluie sous le parapluie, c’est comme la neige qui tombe quand on est devant la cheminée. C’est la victoire de l’homme sur la nature. On ne peut pas empêcher les choses d’arriver, mais on peut toujours tricher. Il est assez fier d'avoir trouvé cette image. Il fait défiler dans sa tête ce que lui évoque le parapluie : un abri, une douceur, une cachette, une tiédeur, une ombre propice, une éclaircie attendue…
Il est dans la rue et le flot incessant de la foule l’enivre et le ravit. Il se sent à l’aise, à sa place. Avant de partir, il a bien veillé à mettre ses chaussures à l’endroit, à boutonner convenablement sa chemise, à se raser proprement. Il s’est levé seul, il s’est lavé seul. Il est particulièrement fier de sa chemise. Elle est bien propre, bien repassée, mais surtout il l’a boutonnée du premier coup, sans se tromper. Il est sorti de la chambre, il a remonté le couloir, traversé la cour. Et voilà, il est dans la rue.
Plic plic ploc, fait l’eau qui dévale le long de la pente. Il sent l’impact de chaque goutte résonner dans le manche du parapluie. Il sent la force, le poids de l’eau qui tombe du ciel, il a un peu mal dans le bras. Il n’ose pas passer son parapluie dans l’autre main. Il ne sait pas s’il a le droit.
Il est dans la rue. Il pleut. Il est bien habillé. Il est triste parce que son manteau cache sa chemise bien boutonnée. Boutonnée du premier coup. Il n’a pas de cravate, il ne sait pas comment il faut faire. Il y a des noeuds, des mouvements à faire. Mais sa chemise, au moins, est bien boutonnée.
La pluie tombe sur le parapluie. Cela fait un joli bruit. Des gens passent et ne s’arrêtent pas. Personne ne le regarde. Personne ne regarde sa chemise. Ce n’est pas grave, il se sent bien. Il fait beau à travers la pluie, et les gens n’ont pas d’importance. Les gens, comme toujours, ne sont que des ombres jalouses. Eux, ils n’ont pas de parapluie. Ils marchent sans s’arrêter, avec leurs chemises toujours bien boutonnées. Ils s’habillent le matin sans se poser de question. Ils sont toujours propres, toujours bien lavés. Ils n’ont pas de parapluie. Ils ont les cheveux secs. Pas besoin de parapluie quand on a les cheveux secs.
Les gens, ils n’ont pas peur. Ils sont dehors et ils n’ont pas peur.
Il est dans la rue. La pluie redouble contre la toile du parapluie. La grille s’ouvre et un infirmier en sort. Il n’a pas de parapluie. Il sourit à l’homme et l’homme lui sourit.
" Alors Pierrot, tu prends le soleil ? Il va falloir rentrer, tu sais… "
L’homme ne répond pas, il descend son parapluie un peu plus bas sur sa tête. Les gens ne se sont pas arrêtés. Personne n’a vu que sa chemise était bien boutonnée.
Formidable texte plein de subtilité et d'intelligence.
· Il y a environ 12 ans ·"Bienheureux les fêlés car ils laissent passer la lumière".
CDC, d'enthousiasme !
Johann Christoph Schneider
j'aime beaucoup cette montée progressive avec cette interrogation lancinante à propos de la chemise
· Il y a environ 12 ans ·beau ressenti de ce Pierrot (lunaire)
cdc
reverrance
Ce texte me touche beaucoup. Court, il fourmille, presque mine de rien, de "clefs" pour une meilleure compréhension par le lecteur (la pluie qui lave/ la chemise bien boutonnée...), bien rythmé, il engendre de l'espoir malgré la chûte. Il me rappelle cette fois où je dis à un jeune cousin précoce shooté aux neuroleptiques par des psys pour des raisons que je préfère taire: "tu n'es pas né comme ça". Lui m'avait répond "ils ont presque fini par me le faire croire".
· Il y a environ 12 ans ·divina-bonitas
Peut être qu'il pleut vraiment, et que ce sont les autres qui sont fous! Non! Pas les araignées! Partez! Laissez moi seul!
· Il y a environ 12 ans ·Très joli texte, j'ai envie d'aller féliciter Pierrot pour sa chemise magnifiquement boutonnée!
sergedecroissant
CDC pour cette éclaircie dans la tête d'un enfermé...c'est très beau...très limpide...la simplicité d'un simple...d'esprit...
· Il y a environ 12 ans ·lyselotte
tres beau cette melodie sous la pluie, et cet homme qui se sent si bien sous son parapluie qui fait attention a ce l'entoure, aux autres alors que personne ne fait attention a lui
· Il y a environ 12 ans ·christinej
Ce parapluie est comme un parapente, les mots glissent doucement, se faufilent, légers, se moquant de la gravitation, défiant la gravité. Bien amené et bien tourné, jusqu'à l'atterrissage en douceur ! Comme Wictorien, je n'aurais qu'un mot : BRAVO !
· Il y a environ 12 ans ·fuko-san
J'ai suivi Pierrot goutte à goutte jusqu'à sa destination... Ça donne envie d'aller se balader sous la pluie... Ça donne envie d'arrêter d'avoir peur et d'aimer même les fous...
· Il y a environ 12 ans ·line-cebee
Oui, sujet difficile, merveilleusement traité avec tact et humanité. J'aime beaucoup! CDC
· Il y a environ 12 ans ·PS: Merci Wictorien pour le partage.
Elsa Saint Hilaire