Plus bleu que l'enfer (3)

gordie-lachance

Le soleil déclinait doucement à l’horizon. Tyler était assis sur le capot d’une Pontiac abandonnée qui lui chauffait doucement les fesses. De temps à autre, il portait la bouteille à sa bouche et faisait mine de boire. Pour sa part, Bernie y allait franchement –il avait vite oublié ses bonnes résolutions-, et il commençait à être passablement bourré. Il parlait sans s’arrêter, sauf pour s’allumer une clope ou aller pisser de temps à autre contre une clôture. Tyler en profitait alors pour vider un peu de bourbon dans les hautes herbes, histoire de donner le change.

Le visage de Bernie était devenu écarlate. Il ne cessait de rabâcher les mêmes trucs sur sa femme qu’il ne supportait plus, ou sur son boulot qu’il détestait encore plus. Tyler ne supportait pas les alcooliques, à cause de leur tendance à ressasser sans cesse les mêmes conneries. Pourtant il écoutait patiemment, une cigarette coincée entre les dents et un coude sur le capot rouillé de la Pontiac pour se donner un air avachi. Quand il sentait qu’il commençait à perdre patience, il jetait un coup d’œil vers la Telecaster, qui attendait patiemment dans son cercueil de cuir et de carton bouilli, et il se sentait envahi par une énergie nouvelle.

Au bout d’un moment, Bernie regarda sa montre et s’essuya la bouche d’un revers de manche.

− Putain, l’heure tourne ! Il est temps qu’on y aille, sinon Lance va piquer une crise.

Tyler se redressa d’un coup de reins, sans doute un peu trop vite pour un type censé être bourré. Si Bernie avait été plus vigilant, il aurait pu voir à quel point il se faisait mener en bateau. Mais Bernie était tout sauf vigilant. Il termina la bouteille de Jack Daniel’s d’une longue rasade et l’envoya dinguer dans les hautes herbes en poussant un cri de cow-boy. Tyler le rejoignit en tanguant sur ses jambes –il avait vu tellement de fois son paternel au bord du coma qu’il savait exactement comment il fallait s’y prendre- et se dirigèrent vers Warehouse district en se jurant une amitié éternelle.

Les Snarling Dogs avaient installé leur local de répétition dans un ancien entrepôt de meubles. Ils longèrent une sorte de terrain vague encombré de tuyaux de plomberie et de vielles carcasses de vélos. Tyler en eut des frissons dans tout le corps en songeant aux serpents qui pouvaient s’y cacher. Il fut soulagé quand ils entrèrent dans le bâtiment et grimpèrent par un escalier exigu qui sentait le soufre et l’humidité. Bernie avait du mal à marcher droit. Il se cogna le genou contre la rambarde et lança une bordée de jurons qui se perdit dans l’immensité des couloirs.

Ils pouvaient maintenant entendre la musique leur arriver en sourdine. David l’organiste et Franz le batteur faisaient tourner une grille de jazz pour s’échauffer. Ces deux là étaient de purs produits de la Nouvelle Orléans, élevés dans la musique depuis le biberon et capables de jouer n’importe quel style quasiment à la perfection, comme s’ils n’avaient jamais fait que ça. Tyler leur enviait cette facilité, mais il savait que de son côté il avait d’autres atouts ; des atouts dont la Telecaster faisait désormais partie, et qu’il comptait fermement mettre en valeur.

Au moment d’entrer dans le local proprement dit, Tyler s’arrêta avec un sourire contrit.

− Faut que j’aille pisser, dit-il en forçant sur sa voix pour la faire trembler. J’y tiens plus… je te rejoins tout de suite.

Bernie lui sourit d’un air vague.

− Ouais, t’as qu’à aller au fond du couloir, l’eau a été coupée depuis un bail mais si tu supportes l’odeur…

Bernie poussa la porte et la musique s’arrêta presque instantanément. Tyler aperçut Lance du coin de l’œil. Il était appuyé contre un strapontin –ils en avaient volé une quinzaine dans un cinéma désaffecté- et regardait une partition avec intensité. Né d’un père italien et d’une mère créole, Lance était un grand et beau gaillard aux cheveux sombres. Il portait un jean élimé, un tee-shirt imitant le drapeau anglais et un large anneau d’or à l’oreille gauche. Quand il vit Bernie, il le regarda en plissant les yeux et son visage devint froid comme la pierre.

Tyler se mit sur le côté, dans la pénombre, et laissa la porte retomber. Mais elle ne se ferma pas complètement, et il pouvait encore voir une partie de ce qui se passait à l’intérieur de la pièce. Bernie salua chaleureusement Franz et David, mais son enthousiasme retomba quand il se trouva devant Lance.

− Tu viens répéter sans ta guitare, maintenant ? Demanda Lance sans se préoccuper de la main qu’il lui tendait.

− Oh, y’a Tyler qu’arrive, il a dit qu’il allait me prêter la sienne.

− Tyler c’est un peu comme ta mère, alors… tu peux plus te passer de lui, c’est ça ? Et si Tyler décide d’un coup qu’il a autre chose à foutre que de t’attendre, comment on fait ?

− C’est bon Lance, commence pas. Y’a pas de souci, il a dit qu’il allait rester…

Lance se redressa d’un coup de reins, dominant Bernie de toute sa taille. Franz et David s’étaient approchés, la mine sombre.

− C’est moi qui décide s’il y a un souci ou pas. Approche, que je sente ton haleine…

Loin de s’approcher, Bernie fit un pas en arrière. D’où il était, Tyler pouvait voir que sa main droite s’était mise à trembler.

− Arrête, Lance, dit-il d’une voix assourdi que Tyler percevait à peine. Je te dis, c’est rien du tout…

− Pourquoi t’approches pas, hein ? Espèce de connard, t’oses te pointer défoncé à une répét’, après ce qui s’est passé…

− Calme-toi, Lance, on va discuter de ça tranquillement… dit David en essayant de s’interposer.

Lance le dissuada d’un geste et s’avança vers Bernie avec des yeux de tueur.

− Je te conseille de pas t’en mêler, David. Je sais que c’est ton pote, mais cette fois il y coupera pas.

Franz s’était adossé au mur, une allumette entre les dents. Comme toujours, il se contentait d’observer ce qui se passait autour de lui sans y prendre part. Il attendait sans doute que l’orage soit fini pour pouvoir retourner derrière sa batterie, la seule chose au monde qui semblait avoir vraiment de l’importance à ses yeux.

Le bras de Lance se détendit avec la vitesse d’un crotale. Bernie reçut le poing en plein visage. Il tenta de riposter, mais l’alcool ralentissait ses mouvements. Lance esquiva facilement son coup, lui colla un crochet au foie et l’envoya valser contre l’armoire branlante où ils avaient installé la sono. Le temps que David et Franz le maîtrisent, il s’était mis à bourrer Bernie de coups de pied.

Des cris de filles effarouchées s’élevaient depuis l’autre extrémité de la pièce. Il s’agissait sans doute de quelques unes de ces groupies prêtes à tout qui gravitaient constamment autour des Snarling.

− Vous, aidez cet abruti à descendre, je ne veux plus le voir…

Deux filles d’une vingtaine d’années se précipitèrent vers Bernie, l’aidèrent à se lever et le prirent chacune sous un bras. Tyler eut juste le temps de se cacher avant que le trio franchisse la porte. Bernie avait l’air complètement sonné, et le devant de sa salopette était imbibé de sang. Tyler fut à deux doigts de le plaindre, mais il remarqua qu’il avait sa main droite posée sur le sein de la plus grande des filles –qui semblait ne rien remarquer, tant la tâche qu’on lui avait confiée l’occupait. Cela voulait sans doute dire que Bernie n’était pas tant dans les vaps que ça.

Tyler les épia jusqu’à ce qu’ils aient tourné à l’angle du couloir, puis il compta jusqu’à dix pour être parfaitement concentré, et entra dans le local en prenant son air le plus innocent.

− Tiens, salut Tyler… dit David qui se rongeait un ongle avec l’air de ne plus savoir où se mettre.

− ‘lut, Tyler ! reprit en écho Franz qui jouait en sourdine avec ses baguettes.

Tyler contempla le désordre.

− Salut, les gars… merde, qu’est-ce qui s’est passé ?

− Bernie vient de se faire dégager du groupe, dit Lance en lui faisant un bref salut. J’peux vous dire que le prochain qui me ramène un poivrot, je l’étripe de mes propres mains…

A ces mots, David se rembrunit encore et alla se planter derrière son orgue Hammond, la tête basse.

Tyler posa l’étui à ses pieds.

− Je vais peut-être y aller, alors, je repasserai plus tard…

− Non, tu peux rester, fit Lance en froissant une feuille de papier dans son poing –Tyler remarqua au passage qu’il avait les phalanges écorchées.

− J’espère au moins que c’est pas parce qu’il avait oublié sa guitare, reprit Tyler. Je lui avais dit que je lui prêterais la mienne…

Lance balança la boule de papier dans un coin du local.

− Te bile pas, Tyler, ça n’a rien à voir avec toi.

− Ah, d’accord, je préfère ça.

− Ça faisait un bout de temps que ça lui pendait au nez, de toute manière… ce qui me fout le plus en rogne, c’est tout ce temps perdu. On va devoir chercher un nouveau guitariste, faire passer des auditions et tout le toutim…

Lance parlait pour lui-même, remâchant sa colère. Tyler jugea qu’il devait encore rester discret. Il alla s’assoir sur un strapontin et attendit, un sourire modeste toujours accroché à ses lèvres. Les trois membres restants du groupe ruminaient chacun de leur côté.

Finalement, David sembla émerger de sa torpeur et s’approcha de Tyler.

− Dis-donc, c’est une nouvelle guitare, que t’as là ?

− Hein ? Oh, oui… fit Tyler, comme s’il venait juste de se la rappeler. Je me suis fait un petit plaisir. Tu comprends, j’ai pas mal progressé, alors je voulais un instrument qui soit à la hauteur…

− On peut la voir ?

− Oui, bien sûr…

Tyler déverrouilla l’étui, tandis que David s’accroupissait à côté de lui. Il souleva le couvercle et elle apparut, belle et sauvage dans son écrin.

− Putain, ça c’est de la gratte ! Franz, vient voir ce que Tyler nous a ramené !

Franz posa ses baguettes et rappliqua en deux bonds.

− Ouais… Telecaster… je dirais 1958, la grande classe.

− 1952, rectifia Tyler la voix pleine de fierté. La reine des reines, la guitare des guitaristes…

Lance s’approcha à son tour, lent et majestueux. Il s’éclaircit la gorge et posa une main sur l’épaule de Tyler, ce qui pour lui équivalait à de grandes embrassades.

− Ils ont raison, mon frère, ta guitare c’est du sérieux. Je suis curieux d’entendre ce qu’elle donne…

David sauta sur ses pieds et alla chercher le Vox AC30 qui dormait derrière la batterie. Il ramena l’ampli en le poussant sur ses roulettes et brancha la prise de courant. Tyler empoigna la Telecaster, relia le jack à l’ampli et l’alluma. Le haut-parleur Célestion émit un léger « pop », suivi d’un grésillement dû aux micros à simple bobinage

Tyler monta le volume, le cœur battant. La guitare tirait sur son épaule comme un enfant impatient.

Il mit un peu d’effet tremolo, poussa le canal saturé au quart de sa course histoire de salir le son, et jeta un coup d’œil autour de lui.

Franz, David et Lance le regardaient sans ciller. Il avala péniblement sa salive et sortit son médiator fétiche de sa poche droite –un . C’était le moment où jamais de faire ses preuves. Il savait qu’il n’aurait pas de seconde chance.

Soit ils l’adoptaient, soit ils le jetaient.

− Vous êtes prêts, les gars ?

Comme personne ne répondait, Tyler ferma les yeux et abattit le médiator sur les cordes d’un geste rageur.

  • J'aime ! je lis la suite !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    20100211 drims 465

    drims-carter

  • Bien agréable à lire . Mais ... une petite question : Bernie réapparaît-il vraiment ? 18ème ligne page 6 .

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Welovewords 002 300

    phine

  • Désolé du retard, mais je rattrape. Toujours cette envie de te suivre, ton écriture semble facile, mais je sais que c'est du travail. Bravo, Tom, tu es un bon écrivain.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

  • C'est très bien raconté, les personnages sont très bien décrits. Du grand art!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Coucou plage 300

    aile68

  • Superbe cette suite qui se lit sans forcer, on visualise, on entend, on vit les scènes. Très bien écrit. J'espère qu'il y aura une suite. Merci dans tous les cas de nous faire partager vos textes!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

  • Ambiance garantie.Ok pour 200 pages.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • captivant et fluide sans effet parasites du super polar

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • Pour moi l'enfer demeure à tout jamais blanc. Celui de l’hôpital, du drap qui recouvre le visage de la femme qu'on ne serrera plus contre soi. Le blanc des murs en marbre au crématorium aussi. Et celui de l'avion qui t'attend pour fuir la solitude, celui des petits cachets qui aident à m'endormir parce que le manque de l'autre est plus fort que la fatigue...

    Mais si comme Djian, le bleu est TA couleur, je l'accepte sans aucun problème.

    En tout cas, félicitations pour ton joli brin de plume. Il mérite probablement plus que ce site alorsn'oublie pas d'essayer de te faire publier un jour, tu devrais y parvenir car tu as semble-t-il quelque chose qui ressemble à un don.
    Bonne continuation à toi.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Drapeau quebec 54

    smilling-cocoon

  • Très agréable à lire, bonne continuation.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Img 1952

    Michele Hardenne

  • t as jamais pensé devenir écrivain dis? lol ce que tu écris est précis porté par des détails qui donnent du vécu au texte. des personnages bien croqués et des dialogues bien cadencés. bref tu gères :)

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Filler 1101494 1280

    Giovanni Portelli

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