Quand les hommes se cachent pour mourir 4/7

Anne S. Giddey

- Je suis désolé, les dégâts neurologiques sont irréversibles. L’intervention chirurgicale n’a servi à rien, elle va bientôt mourir. Vous pouvez aller lui dire au revoir.

Le neurochirurgien prononça cette tirade à voix basse, mais sans réelle émotion. Dans ses yeux, je lisais "coupable". A qui s’adressait cette accusation ? A moi, à Pierrick ? Au pédiatre, à lui-même ? Marie explosa en cris, larmes et invectives.

- Vous n’avez rien vu, rien fait ! Quand nous sommes venus vendredi…

Le médecin ne baissa pas les yeux, mais recula légèrement. Nous étions debout tous les trois face à lui dans le hall, une tribu titubante. Des naufragés. Il nous guida jusque dans la chambre sans plus se retourner.

- Mais elle respire, son cœur bat. Elle est vivante !

Pierrick regardait les instruments de mesure, s’accrochait à la courbe régulière qui prouvait que sa fille était encore là.

- Écoutez-moi, c’est de la purée dans son cerveau ! Il n’y a aucun espoir…

Le médecin martelait les mots avec force de persuasion, ses yeux crochés à ceux de Pierrick. Bras de fer entre le regard noir du chirurgien et celui tout bleu de mon fils. Entre eux, il me semblait voir voler des bébés hirondelles aux crânes éclatés, aux cervelles qui ressemblaient à des baies trop mûres. De la purée…

- On va l’emmener, c’est notre fille. Nous ne la laisserons pas mourir ici…

A ces mots, Marie et moi nous étions rapprochées de Pierrick, faisant bloc avec lui. Oui, nous allions la ramener à la maison !

- Il n’est pas question de l’emmener, affirma le neurochirurgien. Vous n’êtes même pas ses vrais parents, dix jours à peine qu’elle est chez vous ! La procédure d’adoption n’est pas finalisée et ce bébé n’est plus adoptable, il va mourir. Vous devez l’oublier !

- Oublier notre fille ? Mais c’est notre enfant… Pierrick était hébété. Vous en parlez comme… Je ne sais pas, on dirait que vous parlez d’une marchandise avariée.

Un instant, j’ai cru que le médecin allait enfoncer le clou, nous infliger des mots encore plus durs. Mais il parut se raviser et se contenta de lâcher :

- Rentrez chez vous et reprenez votre vie ! Celle d’avant.

Onde de choc. Pierrick a catégoriquement refusé de partir. Tant que la petite était en vie, il resterait près d’elle. Le médecin a disparu. Peu après, ce sont les gendarmes qui sont arrivés. Prévenants, conscients de notre douleur. Mais fermes. Nous devions partir. Le médecin est revenu avec son rapport et l’a tendu aux gendarmes. Silence. Comme la première gorgée d’un tord-boyaux. Nous avons avalé cul sec ce silence annonciateur, attendant le moment où la brûlure vive allait se répandre dans nos tripes... Le doigt accusateur, qui hésitait entre une poignée de suspects, s’était finalement trouvé un coupable.

- Monsieur, le médecin parle de syndrome du bébé secoué. A présent, vous et votre femme êtes soupçonnés de maltraitance.

Les derniers murs valides autour de moi s’écroulèrent à cette seconde. Mon univers venait de se retourner comme un gant pour ne plus jamais retrouver sa forme d’origine. Sans bruit, Marie s’est détachée de Pierrick, elle a juste glissé de côté, loin. Lien défait à jamais. Dans sa tête défilait la première nuit de Sarah au Vieux Logis. Les allées et venues de Pierrick, incessantes. Sa réponse évasive, le lendemain matin, quand elle l’avait questionné sur les pleurs de la petite. En parallèle, les mêmes doutes me taraudaient. Il a pu être trop brusque en voulant la bercer, peut-être a-t-il mal mesuré sa force ? L’albatros de Baudelaire a tué par simple maladresse. Je ne pouvais plus regarder mon fils. A travers le filtre de la honte, son visage perdait toute substance. Ses mains portaient quelques balafres fraîches laissées par une roche coupante. Il me semblait que, dans ses paumes assassines, le sang de Sarah était mêlé au sien. Mon fils était montagne et, comme elle, capable de s’ébranler sans crier gare et de tuer au hasard. La montagne se secoue, quelques roches tombent, quelques tonnes de granit, et une cordée dévisse. Six morts. Pierrick s’était ébranlé, sans y prendre garde, sans se préoccuper de sa force, et la petite fille était morte. Sa fille. Rattrapé par nos regards, le mien, celui de Marie, ceux des gendarmes, Pierrick se sentit immédiatement devenir étranger. Étranger au village, à sa famille, à cette vie. Paria.

  • Merci Joëlle et Pascal pour la lecture :)

    · Il y a presque 12 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • ...idem !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Pascal 3 300

    Pascal Germanaud

  • @Yvette: merci pour tes encouragements et d'être toujours là !
    @Tendresse: contente de te revoir ;)
    @Woody: est-ce ou n'est-ce pas lui ???
    @Frédéric: oui, il semble que j'y sois allée à la rude dans ce passage. J'avais hésité à passer par la case police et j'y avais renoncé. Mais je pourrais effectivement, sans trop détailler, les regarder partir au poste et laisser la narratrice donner l'essentiel de cette étape. Ce sont des pistes pour retravailler ce texte, donc merci !

    · Il y a presque 12 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • Voilà, on y est, ça dévisse!
    Bien amené, mais peut-être trop rapidement. Je sais, c'est une nouvelle et on n'a pas 28 chapitres, mais pour aller dans le sens d'elsa, je crois que les gendarmes (ou les policiers!) demanderaient calmement que le couple veuille bien les accompagner au poste avant d'annoncer quoi que ce soit.
    Ceci étant dit, je vais attendre la fin avant de donner mon avis. Ce sera moins stupide.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

  • ça paraît fou que ce soit lui ... cruauté de ces moments où tout est possible même l'inimaginable ... bravo pour l'ambiance

    · Il y a presque 12 ans ·
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    woody

  • Grâce à tous je viens de ressuciter sur le site alors je viens de lire les 4 chapîtres d'un trait : après la sentinelle, le paria et puis ? En tout cas je ne peux que saluer le talent de l'auteur !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Default user

    tendresse

  • Pour Sarah le problème est peut etre antérieur ou alors comme dit Marie, de toute façon, quoi qu'il arrive, les gendarmes, la police soupçonnent d'abord les parents. Beau récit Anne, je suis, et c'est sur, tu a beaucoup de talent. L'écriture pour toi parait couler de source. Bravo et à suivre... Au fait grâce à toi, tendresse est revenue ce soir, merci encore.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

  • @Marielesmots : merci de suivre cette histoire... Pour la suite, mystère !

    · Il y a presque 12 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • Merci Mathieu d'être toujour là...
    @Elsa : oui, oui, la présomption d'innnocence (ou plutôt son absence), c'est le sujet de cette nouvelle en fait ;) Je vais changer le mot, c'est vrai que de la part des gendarmes, c'est plus juste. Merci... (Avocate ?)

    · Il y a presque 12 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • Des émotions toujours aussi intenses, il me semblerait , peut-être fais-je erreur , que la petite soit atteinte de la " maladie des os de verre", maladie pour laquelle beaucoup de parents ont été accusé à tort, d'avoir secoué violemment leur enfant, le cinquième ou sixième volet nous l'apprendra

    · Il y a presque 12 ans ·
    W

    marielesmots

  • Ils ne sont pas encore accusés mais soupçonnés... la présomption d'innocence qu'en fais-tu? On s'enfonce avec toi dans l'horrible et l'on a beau s'encorder, les pitons cèdent peu à peu sous le poids des mots, des images et des soupçons. Éternelle optimiste j'espère que Pierrick a eu la main légère, mais je me laisserai guider là où tu voudras. ♥

    · Il y a presque 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Le roc se fissure.
    Le dernier mot claque. Il est fort, et résonne dans la montagne alentour...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

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