Rayon X

Patrick Barbier

Suzanne pousse son chariot dans les allées de la bibliothèque. Ses livres y sont empilés par secteur et là, elle range les albums pour enfants sur les étagères adaptées à la taille des petits. Bon, les mômes, c'est fait... Les polars maintenant. Elle passe devant l'accueil et le présentoir des coups de cœur. Dans son dos, la porte s'ouvre.

- Bonjour, Suzanne !
- Bonjour, Mme Guillou, comment allez-vous ?
- Bien, merci, je ramène mes livres, je les pose là ?
- Oui, je vais les scanner. Vous en prenez d'autres ?
- Ben... Bon tant pis, je me lance. Vous avez ces ouvrages érotiques dont tout le monde parle ?
- Bien sûr, ils sont dans le petit guéridon après la littérature générale.
- Je vais jeter un œil.
- Allez-y et appelez-moi quand vous voudrez que je les enregistre.

Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec les bouquins érotiques aujourd'hui ? Après M. Le Gall qui cherchait « du Sade », la coiffeuse qui a passé la moitié de la matinée devant le fameux guéridon et Mme Kergoat qui vient d'en ramener deux, et qui en plus les lui a recommandés, la bibliothécaire se demande si le printemps n'est pas légèrement précoce cette année ou si ses abonnés ne sont pas en manque de câlins.

- Voilà, Suzanne, j'ai choisi !
- J'arrive.

La jeune femme passe derrière le comptoir et enregistre les retours et les emprunts.

- Vous savez quoi, Suzanne ? Je crois que je vais faire la lecture à mon mari ce soir.

L'abonnée, tout sourire, lui fait un clin d'œil complice et la bibliothécaire, gênée, ne sait quoi lui répondre, à part lui retourner un sourire qu'elle espère entendu. Mais la rougeur qui lui est montée aux joues a dû tout gâcher. Une fois la cliente saluée et sortie, elle reprend son rangement. Les polars, ok. Il reste un livre sur le chariot. En apercevant la couverture, elle a une bouffée de chaleur : « Dévaste-moi ». Tu parles d'un titre !

Elle jette un regard autour d'elle, prend le bouquin et l'ouvre au hasard.

« Steve était à l'unisson du parfum de son eau de toilette. Doux et brutal. Fort et caressant. Cindy se laissa emporter. » Doux et brutal... On croit rêver ! Faut pas craindre les oxymores vaseux. Et qu'est-ce qu'il lui fait à Cindy, le doux et brutal ? Elle tourne la page... Ah quand même ! Ben dis donc, ça devient torride, là. Bon, stop ! Ma petite Suzy, t'as du boulot. C'est bien gentil la littérature coquine mais tu n'as pas que ça à faire. N'empêche que le truc dans la cabine d'essayage, c'est chaud bouillant...

Elle se dirige vers le guéridon pour ranger le livre mais ne peut s'empêcher de l'ouvrir une fois encore. Ben dis donc, Cindy ! Si après ça, il n'est pas reconnaissant le Steve, il peut toujours demander un diplôme en ingratitude.

Suzanne trouve que la température de la pièce est montée dans les degrés et une boule de chaleur vient de faire son nid dans son ventre. Elle tourne les pages et les scènes deviennent aussi explicites que les quelques films pornos qu'avec Yann, ils ont regardés ensemble au début de leur relation. Il y a longtemps. Elle ressent ce même sentiment de gêne et d'excitation en lisant la prose brûlante qu'elle n'arrive plus à lâcher.

L'heure de la fermeture finit par arriver, ce dont la bibliothécaire commençait à douter. Elle prend enfin le chemin de son domicile. Elle entre en coup de vent, pose ses clefs et son sac sur la desserte, puis ôte ses chaussures.

- Yann ! Je dois te parler !
- Mmmh ?...
- Ne me pose pas de questions. Je veux que tu m'emmènes dans la chambre, ou sur la table de la cuisine, ou sur le canapé, je m'en fous, mais je veux que tu me prennes. Que tu me fasses l'amour. Je veux que tu me dévastes.
- Pardon ? Que... Que quoi ? Dévaste ? Mais quand ? Et pour quoi faire ?
- Va dans la salle de bain, je te suis. J'ai envie que tu sentes bon et que tu sentes l'homme. Je veux – elle affermit sa voix et se redresse – je veux que tu sois doux et brutal !
- Doux et brutal ? Mais comment tu veux que je fasse ?...
- Tu te débrouilles ! Commence pas, hein !
- Ben ça c'est la meilleure ! Ça fait au moins un mois qu'on ne s'est pas câlinés et là, il faut que je te défonce ???
- Dévaste...
- Hein ?
- « Dévaste », pas « défonce ». Encore que...
Elle prend sa main et le tire de son fauteuil.
- Allez, viens ou je te viole ici !


A partir de là, l'auteur va se retirer sur la pointe des pieds. N'ayant pas encore tâté de l'écriture érotique et sujet à une discrétion de bon aloi, il va laisser la jolie bibliothécaire et son heureux homme de mari se « dévaster » amoureusement. Se perdre dans leurs caresses, dans leur plaisir et dans leurs mots à eux.

« Dévaste-moi »... Pffff, n'importe quoi !

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