Réplique

Alinoë

(Suite de "Oublié") J'avais comme un goût de trop peu sur mon texte précédent alors voilà la suite qu'il m'a inspiré et la chanson qui y est lié: http://www.youtube.com/watch?v=WedbVDEwW_A

Debout sur le trottoir, perdu dans ses pensées, il laisse son regard dériver. Il n'a nulle part où aller. Personne à retrouver. D'une main tremblante, il chasse l'unique larme de son visage. Ne pas pleurer, il l'avait décidé. Ne pas pleurer, il l'avait oubliée. Il secoue la tête et plonge ses mains au fond des poches de son imper trempé.

Angéline l'a oublié.

Il veut partir, à tous prix s'éloigner de cette ville, de son aimée. Peut-être ailleurs, une autre vie à dessiner. Il baisse la tête, retient d'une main son couvre-chef, le vent se lève. Le froid, la pluie, son visage s'engourdit. Péniblement, il traîne la patte et sa carcasse jusqu'au trottoir d'en face.

Et si elle en aimait un autre ?

Il est parti depuis longtemps, les a quittés, elle et son enfant. La guerre l'a emporté sur le Grand Continent. Au fond, il s'y était préparé. Au fond, il priait pour qu'elle l'ait oublié. Elle n'avait que seize ans. Ce n'était qu'une enfant. Il n'était pas bien mieux, à peine plus vieux. Dos au café, il se surprend à soupirer.

Angéline l'a oublié.

Il a rêvé. Elle ne l'a même pas remarqué. D'où il est, il ne voit pas la porte s'ouvrir dans un fracas. D'où il est, il n'entend pas ses cris d'espoirs lancés comme ça, au hasard et, de ses grands yeux bleus, la belle, la douce Angéline scruter les silhouettes anonymes. Elle en est sûre, à présent, c'était bien lui, il était là. Alors pourquoi part-il comme ça ?

Et s'il l'avait oublié ?

Elle veut en être sûre, elle veut le rattraper avant qu'il ne disparaisse à tout jamais. Sans plus attendre, elle s'élance, totalement indifférentes au froid et à la pluie qui mords sont corps à peine vêtu. D'où il est, il ne voit pas. D'où il est, il n'entend pas. Il s'éloigne, accélère même le pas. De toute façon, c'est mieux comme ça.

Il ne la mérite pas.

Il n'a plus rien à lui offrir, ne se voit plus aucun d'avenir. Il n'a peut-être que vingt ans, son corps en compte au moins cent. Il n'a plus rien à faire, il n'a plus rien à perdre. Devant lui se dresse le pont. Voilà la solution. Il pose son couvre-chef sur la rambarde, se penche un peu, regarde en bas. La noirceur de l'eau semble être un beau berceau. Il se redresse. Il a le temps. Rien ne presse. Il retire lentement son imper.

Il ne sera bientôt plus là.

D'où il est, il ne voit pas la frêle silhouette à quelques pas. Elle en est sûre, à présent, il est bien là. Pourtant, elle n'approche pas. Elle le regarde simplement, détaille son corps si maigre sous ses vieux vêtements. Mort, qu'ils avaient dit en brandissant à bout de bras sa médaille qu'elle serrait en ce moment entre ses doigts. Son cœur s'est arrêté, elle n'arrive plus à respirer.

Et s'il l'avait oublié ?

Il ne l'a même pas remarquée. Il laisse tomber à terre son vieil imper rapiécé dans un soupir désespéré. Le sol se dérobe brusquement sous ses pieds. Dans un réflexe, il se rattrape à la rambarde, les mains crispées sur le métal glacé. Une larme perle sur sa joue. Il ne tient même plus debout. Il n'a plus rien à faire ici, plus aucune place dans sa vie. Il n'est rien de plus qu'un poids mort. Il aurait du crevé au fond de ce fossé.

Angéline l'a oublié.

Il ferme les yeux et se laisse mollement tomber à genou sur le pavé. Comme si c'était hier, il se rappelle encore de leur premier hiver dans leur petit appartement avec vue sur le port. Il n'a pas oublié son rire cristallin, ses petites fossettes, ses boucles d'ébène et même son doux parfum, celui qui embaume l'air, il en est presque certain.

Et si elle l'avait suivit ?

Il n'ose pas l’espérer. Après tout, il doit encore rêver et ce parfum qu'il a dans le nez n'est rien de plus qu'un souvenir ravivé. Pourtant, elle est bien là, debout, à quelques pas. Elle hésite un moment puis s'approche le voyant ainsi effondré au beau milieu des pavés. Il est trempé. Il doit être frigorifié. Elle s'agenouille devant lui, pose une main délicate sur sa joue et, dans un souffle murmure :

« C'est toi, tu es bien là. »

© Alinoë, 14/09/2013, Bruxelles

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