Rosette numérique

Maël Donoso

Johan soupèse le lourd exemplaire broché de son travail de thèse, et feuillette machinalement quelques pages. Matériel, robuste, ce livre est une réalité pérenne, insensible aux champs électromagnétiques et aux coupures de courant, comme l’étaient les supports intellectuels en des âges moins civilisés. Naturellement, Johan sait qu’il compte parmi les plus brillants doctorants de l’Académie. La facilité avec laquelle il manie les modèles linguistiques, les développeurs de morphèmes et les simulateurs sémantiques a ébloui de longue date tous ses professeurs. Son travail de thèse sur les évolutions et les ruptures linguistiques de l’âge des ténèbres, et leur rôle dans la chute des structures politico-économiques de l’époque, ne peut être que l’aboutissement d’un parcours universitaire fulgurant.

Sur le papier, tout est clair. Dans les termes élégants de la linguistique moderne, et armé de solides références historiques et sociologiques, Johan a clairement démontré qu’une civilisation technologique fondée sur un réseau numérique mondial ne pouvait aboutir, en l’absence de tout contrôle, qu’à une altération rapide du potentiel sémantique et syntaxique de l’ensemble de son tissu social. Privée de ses outils intellectuels les plus rudimentaires, la société en question se trouverait alors incapable d’assurer le maintien de la machinerie informatique complexe qui servait de support à son développement. Sa faillite technique ne pouvait alors se traduire, très logiquement, que par une série de crises économiques et politiques menant l’ensemble de la civilisation au bord de l’extinction.

Les faits sont, bien sûr, indiscutables. La pensée humaine, d’abord concrétisée sur des papyrus, des tablettes et des parchemins, a connu une expansion formidable après l’invention de l’imprimerie. Les siècles qui suivirent Gutenberg ont fait le bonheur des historiens : l’évolution des idées et des techniques, les horizons de l’imagination et du rêve, les données sociales et statistiques, toute la connaissance du monde transitait régulièrement par des supports en papier solides, qui en ont assuré la survie. Quel contraste avec l’âge des ténèbres initié par la révolution numérique ! Le savoir, progressivement, s’est retiré des supports matériels pour se réfugier sous des formes électroniques. La connaissance dématérialisée, désincarnée, s’est soustraite à l’histoire pour se concentrer sur l’instant. Messageries électroniques, réseaux sociaux, conversations instantanées et documents numériques se sont multipliés à l’infini, tandis que les bibliothèques et les salles d’archives stagnaient et commençaient à se vider. Un monde entier, en course folle dans les circuits numériques, a évolué en accéléré sans prendre la peine de laisser de traces écrites derrière lui.

Johan hoche la tête. Quel gâchis, tout de même ! Durant les dernières années de l’âge des ténèbres, les réalisations techniques ont été considérables. À en juger par les installations technologiques construites, les scientifiques de l’époque maîtrisaient la fusion nucléaire, la nanotechnologie et la thérapie génique, et une mission spatiale vers Mars était sur le point d’être lancée. Il a suffi d’une guerre entre deux puissances militaires moyennes, utilisant un arsenal incontrôlé d’armes électromagnétiques, pour ébranler le système numérique mondial et effacer la quasi totalité de toutes les données informatisées. Plus rien ne reste, ou presque, des connaissances et du génie de cette époque, et encore moins de la vie quotidienne de ceux qui y ont vécu.

De cette civilisation disparue, nous comprenons finalement très peu de choses, à commencer par ce langage étrange qui s’est développé juste avant que les réseaux informatiques n’atteignent leur paroxysme. Impossible de rattacher ces signes à une famille linguistique traditionnelle : l’usage entrelacé de caractères modulaires latins et d’improbables idéogrammes anthropomorphes ne semble s’apparenter à aucune forme de communication antérieure. Dans la droite ligne de l’Académie, Johan est parti de l’hypothèse que ces symboles constituaient une forme dépravée, pervertie et aléatoire de certains éléments sémantiques antérieurs. Dans le papier imprimé découvert à Rosette, l’un des derniers documents connus de l’âge des ténèbres, la suite de lettres « CLIBATR » pourrait, selon cette analyse, présenter un lien de parenté lointain avec le nom commun « CÉLIBATAIRE ». Pourtant, quelque chose agace Johan, et il relit une fois de plus l’inénarrable suite de caractères :

KAN? CLIBATR RAPL

LOL MWA KL1 JTEM

MDR VR COLR

OJOUR8 TROPA DSL BIZ

Serait-il possible que les choses ne soient pas si simples ? À quelques heures de sa soutenance de thèse, le doute saisit Johan. Et si un élément fondamental lui avait échappé ? Et si le document dont il tenait la copie dans la main n’était pas un bafouillage insensé, mais un langage très élaboré ? Est-il vraiment réaliste de penser qu’une civilisation aussi avancée, aussi puissante techniquement que celle de l’âge des ténèbres, puisse s’être fourvoyée à ce point dans le domaine linguistique ? Quelle est la véritable logique de cette suite de lettres et d’idéogrammes ?

Johan réfléchit intensément. Son visage reflète d’abord la surprise. Puis la rêverie. Puis la passion. Ses traits changent et il ébauche un sourire. Puis son regard se fait direct, presque salace. Il s’épuise. Il ricane. Il soupire. Sa tête lui fait mal. Il grogne. Ses yeux le brûlent. Il pleure. Il prend un air sombre. Finalement, il se rend compte qu’il va devoir annuler sa soutenance : tout son travail de thèse doit être recommencé. La vérité lui a, de toute évidence, échappé. Il va falloir repartir à zéro, repenser l’ensemble des outils et des modèles linguistiques utilisés. Tout ce qu’il a accompli jusqu’à présent n’aura servi à rien. VDM.

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