Sterne arctique
petisaintleu
Je suis un être de lumière. Qui mieux que moi se vante d'être autant honorée par l'astre solaire ? Il est vrai que je le mérite. Je ne lésine pas à suivre sa course saisonnière à tire d'aile. Le jour où l'obscurité fond sur les terres arctiques du Groenland, annonciatrice d'un duvet immaculé, je prends les airs en direction de l'antipodique mer de Weddell. Que m'importe que la chaleur subpolaire soit glaciale ? Il sera là, m'inondant de ses rayons atomiques.
Ni exceptionnelle ni baroudeuse, je persévère, emprisonnée de mon instinct héliophile. J'ai davantage de chance que le tournesol qui se contente de pivoter sa marguerite, réplique miniature de notre étoile, se régalant de photons, maillons indispensables à la synthèse de la vie. Il ne sait peut-être pas qu'il est le héros paraplégique qui insuffle un métabolisme s'étendant bien au-delà de son champ de connaissances.
Je ne me prétends pas icarienne. Je ne me brûle pas les plumes en de vaines espérances. J'emprunte la route immémoriale, me décalant au rythme des dérives continentales. Force est d'avouer que ma petite cervelle d'oiseau ne saisit pas les changements. Je n'ai certes pas l'œil acéré de l'aigle. Néanmoins, un rapide survol des bandes littorales me fait craindre que des rapaces les aient déchiquetées. Quittant les contrées boréales, je lèche les côtes est de l'Amérique du Sud ou de son pendant africain. J'ai gardé le souvenir de sable à l'infini, de mangroves, de deltas où la boue de fleuves immenses se mariait aux vagues de l'Atlantique, de forêts tropicales dont la canopée venait me chatouiller. Qu'en reste-t-il ? Des sols aux teintes ocre agonisent, balafrés. L'Amazone, le Niger et le Gabon charrient des flots d'immondices. Plus jamais les arbres éventrés et calcinés ne salueront des amis haut-perchés.
Cela devient difficile. Parcourir trente-cinq mille kilomètres dans l'espoir de se dorer la pilule, même chez un poids plume de cent-vingt grammes, laisse à supposer que je ne vive pas d'amour et d'eau fraîche. Je me crève à capturer du krill, je me détourne de ma migration pour pécher du crabe. Je n'ai pourtant qu'un appétit de moineau. Et encore, je ne me plains pas. Combien de mes semblables ai-je perdu, englués ? Ils auraient dû se méfier à la vue de ces plaques qui absorbaient de leur noirceur les reflets de notre soleil adoré.
Voilà deux ans que Jan fuyait. Il avait claqué sa démission, il avait soldé ses comptes et il s'était éclipsé sans même s'appesantir d'un adieu à ses proches. Durant les cinq mille premiers kilomètres, il fallut qu'il se dépollue. Il marcha à pas menus, redécouvrant les modestes plaisirs de se coucher dans un pré qui l'invitait à s'étendre sur un matelas de trèfles, s'étonnant de ne pas être lapidé s'il quémandait un verre d'eau ou d'être accueilli à partager un repas.
Arrivé aux portes du désert de Gobi, il s'estima assez dénaturé de son ancienne existence. Il délaissa totalement ses congénères humains. Il passa une dernière soirée dans une yourte au pied de l'Altaï. On lui offrit du lait de yack et des galettes cuites chichement sur la pierre. Quand il se retira à l'aurore, il sourit en pensant qu'il existait toujours des frères et des sœurs dénués de matérialisme. Ce n'était ni de la condescendance, ni de la compassion. D'ailleurs, il ne se serait pas permis de s'apitoyer. La gorge s'asséchait comme son cœur et les paupières peinaient à s'ouvrir sous les assauts des grains de quartz.
Lorsqu'il s'allongea, attendant de rendre l'âme, il eut la conscience de se dire que la soif était insoutenable. Il pria les vautours moines de patienter et il sentit l'ombre des loups gris lui rafraîchir le dos. Il n'avait pas à avoir peur puisque sa fin était inéluctable. Il leur demanda simplement quelques instants de réflexion. Les kilobytes dont il s'était gavé, des sacrifices à se ronger les sangs et à demeurer dans la droite ligne de la société de consommation et de ses nuits de solitudes, égaré dans le chaos capital des mégalopoles, il s'en dépouilla. Il se présenta, drapé de sa virginité, sans redouter que son esprit ne profane les steppes si vastes et désolées, pleines de l'infinité du temps retrouvé.
C'est drôlement bon. Tendre, de cette tendresse qui a cru longtemps, et qui maintenant sait. Les images sont belles. Elles disent vrai.
· Il y a plus de 9 ans ·thib
Merci
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Avec le sequoia tu touches les cimes. Avec le cachalot, tu touches même pas le fond. Avec le sterne t'atteins la stratosphère. Ça me consterne !
· Il y a plus de 9 ans ·erge
J'espère qu'au delà des jeux de mots, tu en auras saisi la métaphore.
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Je répète ce que j'ai déjà lu ailleurs ...à quand un recueil de ces chroniques ?? Quoique...il manque encore des petites bêtes rampantes très sympathiques paraît-il. J'attends encore d'être convaincue ;))
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Il faudra d'abord que tu rampes devant moi en me suppliant !
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Moi !!??? Ramper !!??? Supplier !!??? ça ne va pas être possible, désolée. Je resterai in(con)vaincue ! :)
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Je rejoins les commentaires. Ton texte est superbe. J'aime ces éclairs poétiques qui font, par exemple, du tournesol un héros paraplégique. J'aime ces voyages au cœur de la faune ou de la flore, qui nous font devenir, le temps d'une lecture, ces êtres vivants que tant d'humains ne respectent plus.
· Il y a plus de 9 ans ·La fin est trop désespérante pour moi. Mais, je respecte ton choix d'auteur.
Musique merveilleuse !
veroniquethery
MA-GNI-FI-QUE. Dès les premières lignes, je n'ai pu m'empêcher de penser au superbe texte de Richard Bach. P... et cette musique... Petisaintleu, tu as tout d'un grand.
· Il y a plus de 9 ans ·chloe-n
Je ne connais pas Richard Bach .... C'est grave ?
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Quoi ? Tu connais pas Jonathan le goëland ?
· Il y a plus de 9 ans ·chloe-n
ah siiiii !! Tout comme Jojo le Mérou !
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Euh... connais pas ce Jojo-là...
· Il y a plus de 9 ans ·chloe-n
Elégante et aérienne, pleine de poésie et de spleen. Une évocation aux plumes engluées mourant sous le feu du soleil. C'est beau...mais si triste.
· Il y a plus de 9 ans ·lyselotte
Jolie chronique, émouvante aussi, peut-être un parallèle avec son auteur qui souhaiterait peut-être être débarrassé de toutes les contraintes sociétales... bravo à toi !
· Il y a plus de 9 ans ·marielesmots
Poignant. Ce dernier-né , après l' humble auroch , le sylvestre séquoia, le cachalot aux sons de mutants, où chaque fois l'homme ne s'est pas taillé la meilleure des places, ne dépare pas. L'écriture épouse la longue lignée des espèces en déployant peu à peu son sujet avec une amplitude admirable, et je redoutais comme pour les précédents, la fin. Ici elle me laisse sans voix. Déconfite.
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa
ben, heu, que dire ? Merci ?
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Pour moi, l'un de tes meilleurs textes et quel bon choix de musique !! Là je dis, chapeau l'Artiste !
· Il y a plus de 9 ans ·ade
Heu, ben, même remarque. En ce moment, marre de a gaudriole littéraire. Je me sens plus profond.
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Et la profondeur te va bien, merci pour ces magnifiques textes.
· Il y a plus de 9 ans ·ade