Ton Truc en Plume
cerise-david
On me surnomme Blanche. Brune aux yeux ambrés, je suis votre fantasme inavoué. Je suis cette chute de reins vertigineuse, je suis ces formes parfaites qui vous font tant saliver. Je suis charmante et sexy, pas belle : la beauté est innée, elle est paresseuse. Je bosse dur pour vous plaire, pour vous faire chavirer d’un simple déhanchement. Je suis danseuse, onduler fait donc partie de mon métier... Avec le temps, j’ai pris conscience de mon avantage sur ce sexe dit fort et ma passion est devenue un moyen de gagner ma vie, de jouer sans cesse et en toutes circonstances avec les hommes. Je les méprise. Eux mais aussi toutes les valeurs qu’ils représentent. Cette arrogance certaine, leur costume fait sur mesure, leurs manies d’enfant gâté. Ce jeu a démarré il y a plusieurs années déjà.
Je me souviens encore de cette journée. Je venais à peine de fêter mes dix-sept piges. L’amour éternel est bien le pur produit de l’imagination d’une gamine. Fidélité, partage, confiance : douces mélodies qui depuis ce jour sonnent faux à mes oreilles. J’étais dingue de ce mec brun ténébreux et je lui offris mon corps, mon âme. Sans retenue aucune. Il fut le premier, il me souilla sans vergogne. Lorsqu’il quitta mon lit pour quitter ma vie, toutes mes jolies idées de l’amour, vrai et sincère, volèrent en éclats. J’en voulu au monde entier. Rageuse qu’il continue de tourner et lui de respirer. Je ne supportais plus rien, ni personne. Je m’étais avilie à la seule force de mes hanches. J’avais tellement honte... Et puis les heures s’égrenèrent lentement, les jours passèrent, se succédèrent et le désir de vengeance naquit. Telle une mauvaise graine plantée en mon sein, il grandit, poussant mon être tout entier à prendre ma revanche sur lui et les autres. J’intégrais une école de danse. Mon premier contact avec le miroir fut ravageur. Ne supportant pas d’y croiser mon reflet, j’y enfonçai violemment mon poing. Je compris, à cet instant, qu’une part de moi-même avait déserté. Je refusais toutes formes d’affection, m’enfermant dans un monde fait sur mesure, un monde dur. Je devins patiente, rigoureuse, répétant parfois inlassablement le même geste pendant des heures. Mon corps se développa pour devenir aussi dur que mon esprit. Il était temps de prendre la voie d’une nouvelle existence.
Depuis, chaque homme croisant ma route devient une proie, un simple festin, dont je me régale à l’avance. Marié ou célibataire, jeune ou âgé, vivant seul ou à plusieurs, aucun d’entre eux ne résistent. J’aime jouer et rendre les parties longues. Le plaisir de plaire prédomine sur celui de chair. Eux ne rêvent que de posséder ce corps qui les interpelle, les appelle. Les hommes ne veulent pas d’une femme pour la vie. Ils veulent du rêve, être enviés et jalousés. Ils veulent des nuits de folie dans les bras d’un corps parfait, sur mesure pour leur égo surdimensionné. Un simple corps silencieux qui cède à leurs faiblesses, à leurs vices. Je ris de leurs pratiques barbares car je sais, à présent, que les hommes se cachent pour pleurer. Comme les éléphants. Ils pleurent d’ailleurs plus que nous, pour un oui, pour un non. Je ne réponds jamais à leurs « Je t’aime » et disparais. Certains pleurent pour çà aussi, les autres savent. Que l’amour est frivole, qu’il y a toujours mieux ailleurs. J’ai choisi de vivre pour ma passion, pas de place dans mon cœur pour autre chose que la danse. Et puis, tout le monde sait que le cœur n’est qu’un muscle et qu’il est bon de le ménager. Déjà que je cumule plusieurs boulots. Je suis parisienne. J’aspirais au luxe, au chic. J’ai appris à mes dépends que c’est dans la plus belle ville du monde qu’on cache le mieux la misère. Un seul job ne suffit pas ici. Alors je cumule : l’un pour vivre, ou me payer le luxe de survivre. Ca dépend des opportunités. Hier, j’étais caissière, demain, qui sait ? L’autre pour rêver, pour le plaisir de rêver qu’un jour je pourrais vivre de mes chimères. Certains diront que je suis une gogo, d’autres une stripteaseuse. La plupart pense que je ne suis qu’une pute. Quand on me questionne sur mon métier, je réponds danseuse dans un cabaret. Les strass et les paillettes ont toujours fait rêver les gens. Je mens sur beaucoup de choses, à vrai dire, je mens sur tout ce qui touche, de près ou de loin, à mon intimité : âge, poids, prénom… J’aime cette part de mystère et il est rassurant de pouvoir se volatiliser sans laisser de traces.
J’ai vingt-cinq ans et cette rage au ventre, celle d’avancer encore et toujours, quoique la vie m’en coûte. J’ai toujours voulu être danseuse professionnelle. J’étais trop grande, j’avais trop d’atouts pour être rat d’opéra. J’aurais pu être mannequin mais, à vrai dire, les fringues ça n’a jamais été mon truc. Un Levis et un marcel font bien souvent l’affaire. Je ne perds pas l’espoir de monter sur les planches et de danser pour moi. Une couronne de diamants et de grandes plumes comme seule tenue, seins nus. C’est ce qui me maintient en vie, enfin je crois. En attendant, chaque soir, j’enfile une paire de bas et me frotte contre le métal froid de la même barre du diable, sur un podium en béton. On me paye pour çà. Peu importe que les mecs soient là pour mon cul. Moi je danse, pour lui, pour toi, pour eux. Je danse pendant des heures à en crever. Accrochée à ma barre, dans une cage ou sur le comptoir en feu, je danse. Bouli, le patron du « Be after », m’a embauchée il y a cinq ans. Il connaissait ma prof de danse, il connaît tellement de monde. Le milieu de la nuit est ainsi : dur d’accès mais une fois introduit, des dizaines de portes s’ouvrent à vous. Je lui dois mon surnom, je suis son ange. Il sait que je suis la meilleure, une vraie perle. Je ne fais pas de caprices, prend mon blé, ne gueule ni ne réclame ou exige quoique ce soit. Les autres filles me jalousent, pour mon aisance, ma grâce et mon charme. Je ris des rumeurs que ces vulgaires garces colportent à mon égard. Une vraie statue de glace que rien n’atteint plus. Surtout pas le son de leurs langues fourchues qui claquent dans l’air. Je feins d’être émotive et pleure sur commande, de peine ou de joie. J’ai un sourire à mille carats et Bouli a très vite su en apprécier sa véritable valeur. Il me réserve les meilleurs clients, en échange de quoi, je les laisse être entreprenants. Ils peuvent toucher, sniffer leurs dopes dans le creux de mon ventre, m’arroser de champagne, lécher ou mordre... et plus, si affinités. L’illusion du bonheur se cache dans un string à paillettes roses et des bas résilles. On me paye pour les faire rêver : avec moi, n’importe quel homme peut caresser le bonheur. Je suis couverte de cadeaux, je n’en garde aucun. Peu m’importe tant qu’on me laisse danser. Lorsque je suis sur scène, il me suffit de fermer les yeux et de me laisser bercer. Je m’enivre des notes et alors que les premiers accords retentissent je deviens cette marionnette articulée par les fils d’une musique qui se veut rassurante, entraînante et envoûtante. Je n’entends plus leurs cris, ne perçois pas leurs soifs, ne vois pas leurs envies et ne sens pas leurs mains moites qui me frôlent. Ils ne m’atteignent pas. J’ai de la chance, les mecs ici sont gentils. Bouli fait le tri, il est à cheval sur les fréquentations du bar, faut montrer patte d’or pour entrer.
Je me réveille avec un mal de crâne à me faire exploser l’encéphale. A croire que ma tête a servi d’hippodrome durant la nuit. Courte nuit. Hier, on a fêté les cinq ans du bar. Hier, je me suis faite virer de Franprix. Le directeur, une main sur mon cul, a vu la mienne lui arriver en pleine gueule. Donc on a également fêté ma mise à pied et mon futur emploi. Bouli jure de me trouver un nouveau job, dès aujourd’hui. Il compte sur ses nombreux contacts. On a rendez-vous dans une heure au bar. Je suis donc à la bourre ! Alcool et somnifères ne font décidément pas bon ménage. M’endormir seule m’angoisse. Beaucoup de choses m’angoissent, comme cette horrible sonnerie de téléphone qui me perce les tympans pour la énième fois. Je tends le bras. Numéro masqué. Je bloque l’appel. C’est le service de recouvrement. La pile de factures impayées augmente depuis un certain temps. Danser sur un comptoir ne suffit vraiment plus. Mon sale caractère m’empêche bien souvent de garder un job plus d’une semaine. Je ne changerais pas, c’est ainsi. La journée s’annonce mouvementée mais pas le temps de se lamenter. Bouli m’attend. Douche, Levis, marcel noir, rangers et sac à dos. Je claque la porte de l’appartement. Les clefs sont restées posées à l’intérieur. Mauvaise journée qui commence avec un détour chez le concierge qui me sermonne en me tendant mes doubles. Ligne six jusqu’à Charles de Gaule – Etoile. A Passy, un mec m’arrache mon sac et les portes du métro se referment sur lui. Je frappe un grand coup sur la vitre et jette un regard consterné sur les autres passagers de la rame. Personne n’a bougé un cil. On peut crever ici.
- Un café, me faut un café !
Au terminus, j’entre dans chez Starbucks, mets une main dans ma poche et entends tinter de quoi me payer un chocolat chaud. J’ai jamais aimé le café. Je m’installe au comptoir, sale journée.
Le même jour, à quelques rues du coffee-shop, je m’installe sur le divan d’un renommé psychologue du dix-septième arrondissement. Je me prénomme Alexandre, et je viens ici depuis quelques semaines pour y décrire ce rêve qui m’obsède depuis sept ans. Toutes les nuits c’est la même chose. Le même scénario qui m’obsède et me fait fuir mon lit. Je change, en vain, de psys tous les six mois environ et relate inlassablement la même histoire.
Je cours, à en perdre haleine, dans les rues de cette immense ville. Il fait froid et tout est désert. Je suis nu, totalement nu. Mais je ne peux m’empêcher de courir. J’hésite entre tenter de fuir ou me laisser porter. Attiré, je cours. Encore et toujours, sans savoir où je vais. Peu à peu, je reconnais les rues, les façades des immeubles, les vitrines des commerçants... Mais j’ignore toujours où je me rends. Nu comme un ver. Je cours. Alors que j’arrive dans le hall de ma FAC, la sonnerie retentit. Je suis essoufflé et mes jambes se figent tandis qu’une horde d’élèves s’échappe des salles de cours. Je ferme les yeux attendant les railleries. Mais à mon grand étonnement rien ne se passe. Absolument rien. Les étudiants me bousculent sans me voir. Je suis nu et cela ne déclenche aucune moquerie. Personne ne me voit. Je suis tel une statue de marbre dans un grand musée : à sa place...
Je suis associé dans un cabinet d’avocats dont je possède soixante-dix pour cent des parts. J’évolue dans un monde de requins, je suis le plus redoutable de ces prédateurs. Je les bouffe tous ! Laissez-moi vous décrire ma vie, qui, à première vue, vous attire tant. Je n’ai pas connu mes parents, je ne sais pas si ils me manquent. Je ne pense pas à ce genre de détails, mon psy le fait pour moi. Je fus très sportif. Aujourd’hui j’alterne Lexomil et cocaïne : l’un pour être actif la journée, l’autre pour cesser de penser la nuit. Il arrive que les effets s’inversent. La coke c’est mauvais pour les naseaux, Lexomil est néfaste au cerveau. Je vis seul dans un appartement trop grand. Je ne suis pas marié : je n’ai jamais aimé les filles et toutes leurs petites manies. Alors en avoir une à la maison. Je préfère les voitures, j’en change tous les ans. Une fois par mois je pars au soleil : les séances d’UV sont dangereuses pour la peau. Ma vie tourne autour de mon nombril parfaitement épilé et bronzé. Je suis au centre de mes préoccupations. Le narcissisme vous sauve, se plaire est plus difficile que de plaire aux autres. C’est ce que je suis. Ni plus, ni moins qu’un monstre d’égoïsme mais tout ceci m’a permis d’acquérir tout ce que je possède et de survivre à ma solitude. Ma riche solitude…
Il me faut trouver un nouveau psy, j’ai une secrétaire pour ça. Mme Hervé est sans doute la seule femme que je supporte et à qui je peux tout demander sans passer pour un assisté. Dans ce métier, on vous assiste pour tout : un jour, on me torchera le derrière. Lorsque je sors de l’immeuble, un vent froid vient me fouetter le visage. Je hais Paris en hiver et j’ai oublié mon écharpe sur le siège avant du SLK. Je relève le col de mon trois-quarts Paul & Joe et décide d’aller boire un thé, chez Starbucks. Leur café est immonde. C’est devenu une habitude, une sorte de « tea-time » après la psy. Ces séances inutiles me mettent les nerfs à vif et avec les dossiers au bureau, il vaut mieux que j’arrive décontracté. Dans le café, j’attrape un International sur le comptoir et commande au serveur un Earl-Grey. Je jette un coup d’œil furtif autour de moi avant d’entamer ma lecture. Je suis seul, enfin presque. Il y a cette femme, assise au comptoir qui se mouche bruyamment. Elle a l’air paumée. C’est qu’il y’en a des cas sociaux dans cette ville ! Je méprise ce genre de personnes qui attendent que la vie les prenne par la main. Ils pourraient bien devoir attendre un long moment. La voilà qui s’approche de moi, sapée comme une clocharde, la morve au nez comme une gamine. Et pourtant, elle se tient droite comme une princesse et son regard... Son visage est fermé, grave mais ses yeux brillent d’une furieuse étincelle comme l’éclat d’un diamant qui refuserait de s’estomper.
- Excusez-moi, je suis désolée de vous déranger. C’est pas dans mes habitudes, mais pourrais-je vous piquer une clope. S’il vous plait ?
- Ils disent tous ça.
J’ai répondu en marmonnant, pensant qu’elle n’entendrait pas. Mais lorsque je relève la tête pour lui tendre une cigarette, je croise son regard. Il me glace le sang.
- C’est tellement facile pour les gens de votre espèce. Emmitouflé dans un manteau qui coûte plusieurs mois de salaire. J’oubliais que ceux de votre rang ne font pas dans l’humanitaire. Jai perdu mon job hier parce qu’un GROS porc de votre acabit a voulu tâter de la fesse. Les huissiers me harcèlent et lorsque je sors de chez moi pour trouver un tafe, je me fais tirer mon sac. Il me reste de quoi me payer un café et mes yeux pour pleurer. Sauf que je ne pleure pas. Alors je pense, j’estime même, avoir le droit de vous demander GENTIMENT, qui plus est, une cigarette, NON ?
Je suis là, estomaqué par la véhémence de ses paroles. Par cette colère qui gronde dans sa voix, ses joues qui s’empourprent. Je ne sais pas quoi répondre. J’aimerais lui dire que je suis désolé mais les mots refusent de sortir et je reste la bouche entrouverte. Elle me crache un merci, attrape son gobelet encore fumant et claque la porte du café. Le courant d’air me saisit à la gorge. Non, vraiment, je ne sais pas m’excuser. On ne m’a pas appris et puis merde ! Ce n’est pas ma faute, c’est la vie ma jolie. On te demande pas de l’aimer, juste de la prendre comme elle vient. Et je ne suis pas GROS, quelques kilos en trop, certes. A quand remonte mon dernier footing ? Je jette machinalement un coup d’œil à ma montre.
- MERDE ! Je suis en retard !
Je rallume mon téléphone, qui se voudrait « portable » et celui-ci se met à clignoter, vibrer et sonner dans tous les sens. On se croirait en discothèque. Je hais la technologie, je suis pour la discrétion. Les deux ne sont apparemment pas compatibles. Trois messages vocaux de mon associé. J’ai encore hérité d’un handicapé de la vie incapable d’agir par lui-même. Ce qui le sauve, c’est le large portefeuille de son père. Je me précipite sur le trottoir et hèle un taxi. Pas le temps de récupérer la voiture. De toute façon, il n’y a jamais de places libres pour se garer devant ce maudit cabinet. C’est bien la peine de gagner de quoi se payer une superbe voiture si on ne peut pas s’en servir. Mais dans quel monde vit-on ? Penser à prendre un chauffeur, ça doit être possible çà !
Ma journée sera exécrable. Je ne peux pas m’absenter du bureau deux heures sans que l’autre asticot me plombe un dossier. Pour couronner le tout, j’ai pris une amende et je n’ai rien avalé de la journée. Je n’aurais pas du me lever. A peine arrivé chez moi, j’attrape un verre, y verse un doigt de Whisky, avale deux Lexomil et mélange le tout dans un estomac vide. Quelques verres plus tard, alors que je contemple Paris face à l’immense baie vitrée qui fait le charme de mon triste appartement, je tombe de fatigue et renverse mon verre sur un magnifique tapis persan. Je crois que j’ai une femme de ménage pour nettoyer.
Je claque la porte du café.
- Quel connard ce type !
Des abrutis, j’en vois tous les jours mais là on vient de battre un record. Pourtant, j’y suis habituée aux goujats, aux salauds et pauvres types en tous genres. Dans mes jobs, j’en ai croisé des pas finis. Au bar, je vois de tout : même des femmes, de vieilles femmes, comme celle de l’autre soir. Ça faisait un moment que je la voyais venir, faire le tour des tables, regarder les filles, commander toujours le même verre. Vodka Tonic avec un zeste de citron. Elle a demandé un show privé à Bouli.
- Elle veut que je danse pour elle, depuis quand j’excite les vieilles ?
- T’occupes ma beauté, te poses pas de questions et danses. Je te demande juste ça.
J’ai jamais rien refusé à Bouli. Je lui dois mon appartement à Bastille, mon frigo plein et les jeans que je porte sur le cul. La plupart de mes jobs donc ma survie. Aussi, j’ai encore accepté sans broncher. Il a souri et dans son regard, c’était comme si on avait rallumé une petite veilleuse. La vieille s’est installée sur le sofa rouge, les jambes croisées, les lèvres pincées. Je lui aurais donné la cinquantaine mais ses traits tirés et son air las lui donnaient plus. Elle m’a demandé de danser sur un air cubain, le genre salsa. J’ai commencé à onduler contre la barre. J’étais mal à l’aise et son sourire me crispait. Je m’accroupis sur le bord du podium et approchais mon visage du sien. Je la dévisageais quelques secondes et lui lançais :
- Vous voulez quoi, exactement ?
- Je veux voir si vous savez bouger autre chose que vos jolies fesses, ma mignonne.
Etonnée, je suis restée muette un moment. Elle me regardait, sans doute satisfaite de m’avoir clouée le bec. Et puis, lentement, elle se mit à hocher la tête au rythme des îles avant de me sourire gentiment. Je me suis relevée et j’ai commencé à danser. Je lui ai montré, à cette vieille bique, montré que je suis la meilleure. La salsa, le zouk, le break, le classique, le jazz ou encore le contemporain ; toutes les danses que j’ai apprises ou exercées, je les vis. Je ne les danse pas seulement, je les respire et les transpire. Ce soir là, j’ai dansé comme jamais. Elle m’avait touché. D’un simple mot, elle avait transpercé la glace, fait fondre la statue. Lorsqu’elle avait quitté la salle, aussi droite que ma barre dans son tailleur noir, elle avait fière allure. Quand à moi je dégoulinais de sueur. C’était il y a une semaine environ, depuis on ne l’a pas revue.
Il est onze heures lorsque je descends les escaliers du bar. Bouli m’attends derrière le comptoir, sa bouille de poupon affiche un sourire malicieux et devant ma mine de cadavre, il ne peut s’empêcher d’exploser de rire. Comment fait-il pour être en forme après une nuit pareille ? La barmaid nous a concocté une série de cocktails... je la soupçonne d’avoir forcé sur les doses.
- Qu’est-ce que t’as à ronchonner Blanche ?
- Matinée de merde et toi qui me fait lever aux aurores. C’est quoi la nouvelle ? Intérêt d’être excellente...
- Ravale ta bave petit crapaud et souris. Ma tante part à la retraite, elle bossait comme secrétaire pour un gros cabinet d’avocats. C’est un très bon job et par chance, ton dossier a atterri dans les mains du D.R.H. : ta candidature a été retenue. Tu commences demain. Comme çà, je pourrai garder un œil sur toi…
- Tu me vois tous les jours Bouli.
- Et un « merci », ça t’arracherais la gueule. Putain, plus elles sont belles et plus elles vous font chier !
- Merci Bouli.
Je décide de lui accorder un câlin à l’issue duquel il me claque les fesses et m’ordonne de nettoyer le bar. Il attend un coup de fil important. Je le regarde se diriger vers le bureau, il me connaît mieux que quiconque. Il sait que je ne râle jamais pour rien, il sait aussi que ça me passe aussi vite que ça me prend. J’ai encore un peu dix ans. Alors que je m’applique à sécher un à un les verres du bar, je l’entends hurler :
- Blanche, c’est pour toi, au téléphone ! Bouges-toi le cul, la dame a pas qu’ça à faire !
Je traverse la salle un verre à la main, le chiffon dans l’autre. Il m’arrache les deux avant de me tendre le combiné et m’ordonne d’être polie. Il a les larmes aux yeux. Je ne reconnais pas immédiatement la voix de mon interlocutrice et lorsque je raccroche interdite, je ne sais plus. Je ne sais plus rien, à cet instant où tout bascule et qu’on se retrouve le cul sur la lune après avoir erré des années la tête dans les étoiles. C’était la vieille bique, elle ne m’a pas dit son nom ou j’ai oublié. Elle me prend. Elle dirige un cabaret, un grand cabaret. Elle a été claire et concise. Et la rigueur, c’est la devise des grandes maisons. C’en est fini. Je regarde Bouli, quelques larmes perlent sur mes joues. Pas beaucoup, pas de grosses larmes... Je pleure jamais pour de vrai. Le rêve est fini puisque j’entre dans la réalité de ma vie. Demain sera différent. Je ne sais même plus si cette nuit là j’ai dormi.
Les rayons d’un soleil d’hiver me sortent de ma torpeur. Je suis sur mon lit tout habillé et, pour la première fois en sept ans, je n’ai pas rêvé. Je m’assois au bord du matelas, la tête entre les mains. Je suis bien, juste un peu engourdi par les cachets, mais bien. Quelques minutes plus tard, je chausse mes baskets et pars pour un footing. Je m’aperçois un quart d’heure après que je suis sorti sans prendre mes clefs : j’ai un concierge pour ça. Une douche, un costard neuf, un café et deux pancakes plus tard, j’arrive dans le hall du bureau. Comme à son accoutumé, mon cher associé fait mine de ne pas s’apercevoir que je suis plongé dans mon journal et me saute dessus. Je décide de payer quelqu’un pour m’en débarrasser définitivement. Ça doit bien exister les tueurs à gages.
- Nous avons une nouvelle secrétaire, mignonne. Pas super classe, mais mignonne. Je pense qu’elle va vous plaire.
- Vous pensez, vous, maintenant. Aucune fille ne me plait. Et puis, peut-on me dire pourquoi on a engagé une nouvelle secrétaire, j’ai MA secrétaire.
- Mme Hervé est partie à la retraite, on a fait son pot de départ la semaine dernière...
- Pourquoi je n’ai pas été invité ?
- Vous étiez invité ! Vous n’êtes pas venu.
Quand comprendra t-il que je ne contemple pas le fessier des nouvelles recrues. Des nouveaux mais pas des nouvelles. Le « elles » me gonfle. Alors, Mme Hervé est partie… dommage. C’est alors que je daigne lever les yeux de mon journal pour les poser sur la créature qui se tient droite devant mon bureau. C’est elle, la fille du coffee-shop, j’ai comme une boule à l’estomac qui se forme. Elle me regarde et sourit.
- Vous êtes...
- Pas plus bête qu’une autre. Vous voyez ?
- Vous vous connaissez ? demande alors mon associé avec cet air d’ahuri qui le caractérise en de biens trop nombreuses circonstances.
- Oui, enfin non. Bref. Sortez de mon bureau... Tous les deux.
Et je claque la porte sur leurs talons avant de m’effondrer sur la méridienne qui décore mon bureau. Mais qui est cette nana ? Qu’est ce qu’elle fait ici dans mes bureaux ? Et puis, pourquoi j’ai l’air d’un attardé dès qu’elle s’adresse à moi ?
Les semaines passent et je dois avouer qu’elle fait du bon boulot, du très bon boulot même. Rigoureuse, appliquée et patiente, je n’ai rien à redire, ce qui dans un sens m’arrange. Je l’évite, coupe court à nos discussions. Elle le sent, ne s’impose pas, ne m’agace pas. Je ne rêve plus depuis trois semaines, j’ai congédié mon psy puisque je ne lui dois pas ma guérison. A présent, la nuit c’est son visage que je vois. Elle hante mes nuits. Pourtant je ne la regarde pas, je ne connais même pas son nom.
Je n’en peux plus. Ce n’est pas marrant de jouer contre toi. Tu te moques de moi. Cela fait trois semaines que je travaille ici. Et en vrai goujat, tu ignores jusqu’à mon prénom. Cette après-midi, j’ai décidé de t’inviter au restaurant. Tu diras non, je le sais. Tu es un égoïste solitaire et machiste mais là au moins tu seras bien obligé de m’écouter, pour autre chose que tes rendez-vous. J’existe, merde ! Je ne suis pas qu’un simple agenda électronique. Je suis une personne, comme toi. Enfin, de ça il m’arrive de douter. Je toque à ta porte, fort. Plus fort que je ne l’aurais voulu et je rentre. T’as pas dit « Entrez », tu es surpris de me voir surgir ainsi dans ton bureau, parfait. Obligé de m’écouter !
- Voilà, je me présente puisque vous n’êtes pas disposé à me questionner. Je me prénomme Sacha, Blanche pour les intimes. Mais ça je doute qu’on y arrive un jour... Je sais que nous deux, ça a mal démarré mais on ne va pas faire un fromage pour une clope et un gros mot. Et puis, je voulais m’excuser. Vous n’êtes pas gros, même que vous avez maigri. Bref, ce soir, je vous invite à boire un verre et manger des sushis. Ca donne bonne mine les sushis. A quelle heure êtes-vous disponible ?
J’ai dit tout ça d’une traite. Sans ciller, ni trembler. A la différence des gens qui t’entourent je n’ai pas peur de toi. Je n’ai peur de personne.
- Je ne suis pas libre.
- C’est vilain de mentir, votre agenda PERSONNEL dit le contraire. Et oui, vous avez aussi une secrétaire pour ça, c’est moi. C’est nécessaire de vous le rappeler ça aussi ?
Je sens que la colère monte, mes joues me trahissent. Tu me regardes, cherches tes mots. Tu ne sais pas comment me dire que les femmes ne te plaisent pas. Tu ne veux pas me vexer, me faire pleurer. Je te l’ai déjà dit, je ne pleure pas et puis je le sais. Que tu n’aimes pas les filles, la rumeur a transpercé mes oreilles dès mes premiers jours ici. Ne suis-je pas différente des autres ? Je me laisse le loisir d’espérer. Je suis la seule à te troubler. Impassible, j’attends.
La fatigue et les courbatures alourdissent mes membres, les répétitions s’enchaînent depuis trois semaines. Il m’a fallu tout réapprendre, je me sentais si légère que je me suis crue capable de voler. Mais je ne suis pas un oiseau et les chorégraphies ont vite eu raison de mes ailes neuves. J’avais oublié la rigueur de la danse. Babeth, vous savez la vieille bique, exige de nous toutes, le meilleur. D’ailleurs demain, nous partons pour un tour de l’Europe, à la découverte des grandes capitales et de leurs cabarets. « Une tête bien pleine dans un corps bien fait », telle est sa devise. Je ne risque pas de l’oublier. Demain je pars. Faut que je passe embrasser Bouli, c’est quand même grâce à lui tout çà. Tu es le seul ici à ignorer que je pars, je me demande comment Mme Hervé a tenu toutes ces années ? Il paraît que tu n’étais même pas à son pot de départ... Tu ne dis rien, tu attends. Les hommes n’aiment pas les mots, ça je l’avais oublié. Alors, face à ton silence plombant je me résigne. Je tourne les talons et m’apprête à sortir. Dommage pour toi. C’est à ce moment que tu balbuties :
- Soyez prête… dans quinze minutes.
- Mais…
Je me ravise, te regarde et hoche la tête en signe d’approbation.
- Vous voulez bien fermer la porte derrière vous, s’il vous plaît ?
- Bien sûr.
Me voilà bien, derrière mon bureau avec ma tête d’ahuri. Mais qu’est ce qui m’a pris d’accepter ? Je ne sais pas y faire, moi, avec les femmes. Y’a rien de plus compliqué que les nanas. Et puis ça parle tout le temps, de rien et de tout, juste pour parler. J’aime le silence. Avec les mecs, j’ai mes habitudes, un verre, le match, les finances, la bourse ou l’économie mondiale, la politique à la limite. Mais à une nana, tu lui dis quoi ? Je ne sais même pas si cette fille a une passion. Les animaux ? Les chaussures ? La littérature asiatique ? Je sors brusquement de mon bureau, elle est prête. Elle sait que je n’aime pas attendre. Elle me regarde doucement, comme à son habitude. Dans le fond, elle en sait bien plus que quiconque sur mes habitudes. On prend ma nouvelle voiture, je suis resté chez Mercédès mais j’ai pris plus grand avec chauffeur. Greg, poli et serviable, est quelqu’un qui me correspond. Elle ne dit rien, observe Paris.
- Pour me faire pardonner, d’avoir agit comme un con…
- Un demeuré.
- Quoi ?
- Pas comme un con, comme un demeuré.
- Très bien. Donc, pour me faire pardonner d’avoir agit comme un DEMEURE, c’est moi qui vous invite. Mais si vous avez une préférence pour le…
- Non, ça m’est égal. Tant que c’est japonais.
- Parfait.
J’indique un restaurant asiatique chic à Greg dont j’ai entendu parler à plusieurs reprises. Les trucs chics plaisent aux filles. Enfin, je crois. Elle n’a pas l’air très chic, se maquille à peine. Elle est assez jolie pour se passer de fioritures. Je suis en train de tourner chèvre, je trouve une femme canon. Elle porte des talons et des tailleurs. C’est toujours simple mais bien porté et accordé. Elle se tient droite et s’exprime avec aisance, ne baisse jamais les yeux. D’ailleurs c’est la seule de mes employés qui ne tremble pas devant moi. Quand ai-je noté tous ces détails ? Au restaurant, je prends son manteau et lui tire la chaise. C’est ainsi qu’il faut faire je crois. Elle reste silencieuse. On commande la même chose à boire et finalement je commande la même chose qu’elle pour dîner. Je n’ai jamais mangé japonais. Elle me regarde et lance :
- Vous n’aimez pas les filles, tout le monde le dit au bureau. On m’a prévenu mais moi je m’en fous. Vous comprenez ? J’ai juste une question. Après on change de sujet. Comment peut-on dire d’une chose qu’on ne l’aime pas sans y avoir goûté ?
- Non, je n’aime pas les filles. Je ne les ai jamais appréciées. Trop de manières, sans doute. Et puis, je n’ai jamais eu l’occasion d’y… goûter. Ou n’ai jamais pris le temps de le faire. Un peu comme les restaurants japonais. J’ai pas beaucoup de temps et ne suis pas très patient. Avec vous, les femmes, il faut être patient. Maintenant, sachez que vous êtes la première sur qui je pose plus qu’un simple regard, et que c’est mon premier japonais. Pourquoi vous ? Je ne sais pas, c’est étrange mais c’est ainsi. D’autres questions ?
- Oui. Peut-on se tutoyer ?
Elle sourit, n’attends pas ma réponse. C’est évident. Pourquoi éveille-t-elle ainsi ma curiosité ? Qu’a-t-elle de différent ? Elle commence à me raconter. À se raconter. Elle va à l’essentiel, elle m’épargne. Elle a compris que je n’avais pas l’habitude d’écouter. Pour une fois, je suis attentif à autre choses que l’écho de mes propres mots. Elle a vécu, elle s’est battue, autant que moi, plus que moi. Je suis admiratif pour la première fois de ma vie. On boit, on rit. Elle cherche à me tirer les vers du nez avec ses baguettes. Lorsqu’on quitte le restaurant, je décide de l’emmener chez moi, pour lui montrer, lui offrir quelque chose… Et peut-être aussi, la garder à mes côtés. Derrière son regard de glace cette fille est un ange, elle a piqué des makis pour Greg. Il nous attend depuis trois heures, je n’ai pas vu le temps passer.
Il se gare devant l’entrée de l’immeuble, en refermant la portière je lui fais signe qu’il peut rentrer. Je veux savoir, comprendre. Dans l’ascenseur pas un mot. A nouveau le silence.
- Avant de rentrer, fermes les yeux. Ne t’inquiète pas.
Elle s’exécute et se laisse guider face à la baie vitrée, sa main dans la mienne. Je tremble. Sa peau est douce. J’approche ma bouche de son oreille et lui chuchote d’ouvrir les yeux. Elle reste interdite.
- Je savais que, tôt ou tard, je te clouerais le bec…
La vue qui s’offre à elle lui donne cet air enfantin que j’aime tant. Elle pose ses mains sur la vitre. Son regard brille devant le spectacle de Paris illuminé. Le phare de la tour Eiffel éclaire son visage par intermittence, me laissant le loisir de la contempler. Je frissonne. Elle est plongée dans ses pensées et moi, je me perds dans ses cheveux, dans la ligne de son cou, dans la chute de ses reins pour rebondir sur le galbe de ses jambes. Elle porte une robe noire sublime et l’envie de lui ôter devient, tout à coup, irrépressible.
Alors que je me noie dans le flot de lumières qui colorent Paris, je sens ton souffle dans mon cou. Ton torse contre mon dos. Je me retourne et approche mes lèvres des tiennes pour y déposer un baiser. Tu te laisses faire. Je passe ma main dans tes cheveux et tu fais glisser ma robe à terre : lingerie noire et fine pour te faire tourner de l’œil. Tu m’attrapes par les hanches et me plaque contre la baie. Le contact de la vitre froide me fait frissonner. Tu resserres ton étreinte, toi contre moi, contre Paris. Peu importe le sens, tant que l’un dans l’autre on se retrouve et s’assemble. Dans un même élan, dans un cri étouffé, se perdre dans les bras de l’être qui domine, et frémir à l’unisson d’une simple folie, d’un instant qu’on aimerait pourtant infini. Une main en moi, une main sur moi, et nos regards qui en disent long. J’en veux plus, mes mains resserrent leurs étreintes dans tes cheveux et te tirent vers ma bouche avide de tes baisers. Mes cuisses sont trempées d’excitation et tandis que tu joues avec mes seins, nos reins suivent un mouvement à l’unisson. Alors que je te sens grandir entre mes cuisses, mes mains font sauter un à un les boutons de ta chemise et de ton pantalon. L’excitation est à son comble mais tu restes maître de la situation et docile je me laisse faire et m’abandonne à tes gestes curieux. A tes baisers gourmands.
Je la soulève jusqu’à mon lit et l’allonges délicatement. Je lance l’album de Portishead et « Glory Box » retentit dans tout l’appartement. A peine les premières notes entamées, je suis sur elle et ma bouche gourmande de sa peau sucrée finit de la déshabiller. Lorsque j’entre en elle, son regard plonge dans le mien et on reste là, quelques instants, à s’apprivoiser. J’ai un peu peur. C’est la première fois, pour moi et quelque chose tambourine dans ma poitrine. A me couper le souffle. On fait l’amour durant des heures. Elle me griffe et me mords, sa rage est omniprésente. Je la couvre de baisers, de milliers de baisers. Je n’ai jamais ressentit une telle chose. Un mélange de curiosité, de désir intense. J’avance à tâtons, à la découverte d’un corps encore inconnu de mes sens. Je ne sais pas si elle aime mes mains sur sa peau, ma bouche dans son cou. Elle rit, s’échappe pour mieux revenir se coller à moi. Chaque contact de sa peau contre la mienne provoque une douce décharge électrique, qui me parcourt de l’occiput jusqu’au bout des orteils. J’ai une boule de feu dans la gorge et cette douceur au creux du ventre. Je ne saurais dire qui de nous deux est le plus gourmand mais le flot de sensations qui me submerge me laisse transit. A plusieurs reprises elle a raison de moi. Je me laisse faire. Elle sait mieux que moi, ce qui lui fait plaisir. J’aimerais tant qu’elle reste demain et les jours qui suivent. J’aimerais l’apprendre par cœur et devenir son seul désir.
C’est la lumière du jour qui te réveille. Je suis au bord du lit, habillée, je t’observe en silence. Tu te redresses et t’approches pour m’embrasser. Je pose un doigt sur tes lèvres.
- Je vais partir. Je vais partir et quitter Paris. Merci pour tout. Mais surtout pour cette nuit, c’est la première fois qu’on m’offre quelque chose d’aussi magique. Ne me demandes pas où je vais, ne me suis pas, ne tentes pas de me rattraper. Laisses-moi partir, vivre ce rêve qui se réalise. Je reviendrai. C’est une promesse, la seule que j’ai jamais faîte.
Tu n’as rien dit, n’as pas bougé et m’as regardé partir. J’ai refermé doucement la porte de ton appartement. J’ai appelé l’ascenseur et pris les escaliers. Je ne sais pas pourquoi, j’aurais aimé que tu me retiennes, qu’au moins tu fasses semblant. Dans la rue, je me suis retournée une dernière fois vers la façade de l’immeuble, vers toi, avant de m’engouffrer dans la bouche du métro. Au fond, j’espérais que comme les autres tu ne me manquerais pas.
On a parcouru l’Europe avec la troupe. J’ai tenté d’oublier ton nom, c’était sans prendre en compte le fait que tu portes celui d’un conquérant. D’autres hommes t’ont succédés mais une nuit a suffit pour laisser sur ma peau l’empreinte de tes lèvres. Tes baisers ont marqué ma chair au fer rouge. A notre retour, quelques mois plus tard, on pouvait me voir imprimé sur des affiches dans tout Paris. J’avais mon show. Je nageais dans un bonheur fait sur mesure, pour moi. Pourtant, il manquait comme un coup d’aiguille pour achever le costume. Un ourlet refusait de tenir. Je guettais l’entrée des visiteurs, des loges… J’attendais un signe, de ta part, un bouquet, une carte, un signe… Un simple signe. Rien. Tu m’avais laissée partir. Peut-être n’avais-je été qu’une simple tentation, ton fruit défendu. Je ne t’avais pas dis que je dansais à moitié nue. Pour une fois je n’avais menti sur rien, je t’avais tout dit, sauf ça. J’avais peur que tu me juges, que tu n’acceptes pas, que tu refuses de partager. J’étais partie à la poursuite de mon rêve, te laissant à ton triste sort. J’ai jamais cherché à te revoir, je t’avais pourtant promis. Je ne peux que m’en vouloir. Tous les jours, depuis mon retour dans cette ville immense, je prends un chocolat chaud. Au Starbucks rue de l’Etoile, pas ailleurs.
Nous sommes au printemps, voilà maintenant quatre mois qu’elle est partie. Je ne fais plus ce rêve étrange, plus de Lexomil, ni de cocaïne. Je l’attends. Je ne sais pas si elle reviendra vers moi un jour. Je sais qu’elle est à Paris, je la vois à chaque coin de rue. A chaque arrêt de bus. Le souvenir de sa peau me fait frémir. Cette fille était un vrai courant d’air, à la poursuite de son rêve. Pourquoi avoir cru pouvoir capturer le vent ? Je crois que je n’aurais jamais réussi à la posséder pleinement. Je suis d’ailleurs certain aujourd’hui qu’aucun d’entre nous n’y arrivera jamais. Et ces affiches où elle pose dénudée, ne me rendent même plus jaloux. Elle est insaisissable, indomptable… On ne peut posséder ce genre de fille, c’est elle qui vous possède. C’est dans son regard que j’ai enfin compris que le cœur n’est qu’un muscle : il ne réfléchit pas, se contente de battre. Tes yeux ambrés m’auraient fossilisé.
J’attrape mon trench, mes clefs, mes cigarettes et claque la porte. Je prends la direction du Starbucks. J’y retourne parfois. Je songe à quitter Paris, mais l’espoir de la croiser au détour d’une rue me pousse à rester. J’entre et m’installe face à la vitrine. J’allume une cigarette, petit plaisir accompagnant la lecture de Baudelaire. Le « spleen » n’est qu’un vice éphémère. Lorsqu’on l’a apprivoisé, on finit par s’en lasser. Certains en usent et en abusent pour se faire plaindre et devenir spectateur de leurs propres déchéances. Pour ma part, je ne fais qu’admirer la beauté qui se cache dans toute cette mélancolie. La porte du coffee-shop s’ouvre, une légère brise s’engouffre dans le coffee-shop et je lève les yeux pour regarder l’horloge, je ne porte plus de montre. C’est ce moment que choisit le temps pour s’arrêter. Elle est là, juste là, la morve au nez, comme au premier jour…
Lorsque je suis rentrée dans le café, tu étais plongé dans Baudelaire et ne m’as pas vu approcher. Des larmes ont perlé sur mes joues et j’ai reniflé bruyamment. Tu as levé les yeux. J’ai souris, doucement.
- Vous n’auriez pas une cigarette par hasard ?
Le reste c’est notre histoire…
Un texte d'une pure authenticité tant les leviers livrés à la compréhension comportementale sont légions...Chaque mot est soigneusement sélectionné, chaque ressenti, livré sans fausse pudeur, un bijou d'orfèvrerie ton texte sur lequel je pourrais disserter des heures tant je m'y suis livré, corps et âmes...Merci infiniment,sincèrement...
· Il y a presque 14 ans ·leo
J'ai beaucoup aimé ton texte, cerise, et oui j'aimerais bien le lire en entier, moi aussi.
· Il y a plus de 14 ans ·Je me sens tote petite avec mon slam et mes poèmes à côté de toi...
Agathe
agathe
Fort sympathique, et la fin un chouya prévisible n'enléve rien a la qualité de la nouvelle, un beau mélange des genres qui donne un résultat étonnant. Bravo
· Il y a plus de 14 ans ·kira
Tarbes ... Tarbes :) de chouettes souvenirs, bon texte
· Il y a plus de 14 ans ·lemangeurdemots
9a fait du bien de pouvoir se rassurer un peu, et toutes les histoires ne finissent pas mal quand on surpasse l'égoïsme propre à l'être humain et son désir de tout contrôler. Des fois la vie offre de merveilleux cadeaux et il faut les prendre et en profiter, simplement.
· Il y a plus de 14 ans ·cerise-david
Texte agréable à lire (même remarque qu'Oco au sujet des amputations). Une fois encore, dommage qu'on se doute de la fin (mais bon, ça doit être mon côté "Desprogien", je préfère les histoires qui finissent mal car ce sont celles qui ressemblent le plus à la vie).
· Il y a plus de 14 ans ·bonsmaux
Tres prenant, autant le rythme que la trame... L'Amour guette et frappe toujours ceux qui ne s'y attendent pas ;)
· Il y a plus de 14 ans ·tetedelitote
Merci Oco, si tu veux lire le texte en entier j'ai un profil FB où tous mes textes sont publiés... parce que c'est vrai qu'il mérite pas d'être découpé mon bijou !!! ^^
· Il y a plus de 14 ans ·cerise-david
C'est très bien. C'est con qu'il y ait des coupures de texte à certains sauts de pages. Il ne mérite pas d'être amputé ce texte-là !
· Il y a plus de 14 ans ·oco
Quant à notre ami amoureux (je me permets de te surnommer) l'abnégation est la clef de la réussite; quand la passion devient un exécutoire on peut être sure d'y arriver. Enfin c'est mon let motiv !
· Il y a plus de 14 ans ·cerise-david
Merci alexis pour avoir remarquer ce détail, j'ai réécrit 4 fois le texte en entier pour éviter que le fil conducteur ne soit rompu...
· Il y a plus de 14 ans ·cerise-david
J'adore!
· Il y a plus de 14 ans ·Cette quête de la danse me fait penser par moment à la quête du parfum idéal de Jean-Baptiste Grenouille!
Et que dire de Blanche, je la connais, mais toi comment fais tu pour en parler si bien?
Bravo!
amouami
ravie de voir qu'elle déclenche des réactions aussi violentes... c'est vrai qu'elle est un peu hors-normes...
· Il y a plus de 14 ans ·cerise-david
Joli coup d'abrasif, papier de verre gros grain torrentiel, providentiel en cette sécheresse miséreuse de sentiments polis.
· Il y a plus de 14 ans ·eukaryot
Merci, il a été primé au Concours Nougaro de cet année... juste une mention spéciale mais ca me récompense pour les nuits passées à l'écrire et le réecrire, pourtant ce n'est pas mon favori... trop travaillé...
· Il y a plus de 14 ans ·cerise-david
J'ai tout lu. Sur l'écran pas facile et pourtant... Incroyablement merveilleux. Quelle maturité ! Quel talent ! Cerise, tu es très forte. Merci beaucoup pour ce joli texte. Je te souhaite d'en faire plein d'autres. Tu es très douée. Bravo.
· Il y a plus de 14 ans ·bibine-poivron