Trois secondes

Ali'

Sans doute les connaissez-vous aussi, ces trois secondes ? Celles que personne autour de vous n'a vu passer mais pendant lesquelles, pour vous, le temps s'est arrêté.
Ces trois petites secondes où vous avez fait un choix. Celui de toute une vie. Un de ceux qui vous déterminera.

Perchée sur ce qui lui paraissait avoir la hauteur de dix étages, découvrant cette étrange matière qu'est le vide, elle vivait pour la première fois de sa vie ce curieux instant, ces trois secondes.
Sa vie venait d'être chamboulée. Le temps d'une conversation tranquille, sur le canapé du salon, avec la télé en bruit de fond, elle avait appris La Vérité. On la lui devait.
Elle avait écouté. Elle n'avait rien dit. Elle s'était relevée. Le temps de monter les escaliers vers sa chambre elle s'était aperçue que quelque chose en elle avait changé.
Ce jour là, la petite demoiselle en devenir qu'elle était a grandi. Ce jour là, elle avait eu l’explication à toutes les questions qu'elle se posait si souvent mais qu'elle faisait taire en se disant « Tu comprendras quand tu seras grande ».
Et maintenant, contre cette rambarde, elle avait la sensation que chacune de ses questions s'alignaient à la suite, comme sur une check-list, où elles attendraient d’être cochées.

Elle en était là. Et la liste des questions s'était allongée.
Est-ce que si je saute j’inquiéterais quelqu'un ? Est-ce que cela les amènera à m'aimer suffisamment pour ne jamais m'abandonner ? Combien de temps leur faudra-t-il pour m'oublier ?
Parce que si mon père, celui qui m'a vu naître et grandir les trois premières années de ma vie m'a laissé partir sans se retourner, sans me chercher... qui sur cette terre est capable de m'aimer ? Celui qui aujourd'hui me laisse l'appeler Papa et croire en ce mensonge en est-il capable ? Ou me laissera-t-il lui aussi tomber ?

Elle venait d'apprendre que l'homme qu'elle avait toujours appelé Papa, qui l'élevait depuis ses plus vieux souvenirs n'était pas son père. Voilà pourquoi elle ne portait pas le même nom que les autres...
Son père vivait en Amérique du Sud. Elle ne situait pas très bien mais c'était loin, très loin. Elle avait un grand frère là-bas aussi. Elle était née là-bas. Elle y avait fait ses premiers pas et dit ses premiers mots dans une langue dont aujourd'hui elle ne comprenait rien...

C'est certainement à cet instant que ses premiers mécanismes de défense se sont installés. Que le schéma qu'elle allait suivre s'était imposé.
Comment croire aux sentiments de tous les autres, quand le seul homme sur terre sensé vous aimer sans condition ni mesure n'a rien vu en vous ?
C'était évident, elle n'avait rien d'attachant.

Perchée sur ce toboggan en bois, découvrant cette sensation étrange qu'est le vide que l'on ressent au plus profond de soi, elle vivait du haut de ses huit ans et pour la première fois de sa vie, ce curieux instant, ces trois minuscules secondes où l'on se demande : Je le fais ou pas ?

Alors aujourd'hui, quand derrière son volant, le pied sur l’accélérateur, il lui arrive encore de vivre ces trois si longues secondes, elle repense à cette petite fille sur son toboggan, qui avait choisi, comme ça, le temps d'un souffle, d'en descendre en glissant à plat ventre, le sourire aux lèvres.

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