Vingt ans à vivre - Saint-Laze #1.

riatto

Saint-Lazare

Je me lève tôt. C'est à dire : quand je me réveille.

Ma piaule se paie à la journée, cent dix francs tout juste, et si vous ne savez pas ce que ça fait en monnaie d'aujourd'hui, demandez à un plus vieux que vous, il vous expliquera, longtemps.

Avec la façon que j'ai choisi de trouver mes cent dix francs par jour, tout se joue avant onze heures. Au-delà, c'est cuit... Ça n'a pas dû beaucoup changer avec le temps.

D'abord, il y a des règles. Ici comme partout ailleurs. On a beau croire qu'on y échappe, à vivre comme ça sur le bas-côté, mais non, c'est faux. Saint-Laze fonctionne comme une entreprise, avec son règlement et ses lois. A chacun de l'apprendre par coeur, de gré ou de force, c'est comme ça.

La première loi à retenir, c'est que l'aube appartient au vieux Mimi. Pas question de lui disputer son privilège ou sa place, il faut s'organiser autour.

Mimi est le plus ancien, le plus terrible, le plus abîmé d'entre nous. Nous. Parce que même si ça fait mal rien que d'y penser, on est tous de la même famille. Une famille décomposée, mal recousue et qui prend l'eau, mais une famille comme elle peut. 

Sur les coups de six heures du mat', Mimi ouvre le bal. À le regarder traîner son jean moisi, mais surtout à l'entendre hurler comme un vieux chat qu'on torture, on se demande par quel miracle il reste fidèle aux premières heures du jour. Été comme hiver, six jours sur sept debout sur le pont - repos le dimanche.

Est-ce qu'il se lève avant le soleil, ou bien est-ce qu'il débarque avant d'aller dormir, enfin, tout au bout de sa nuit à lui ? Difficile à dire... Ce que je sais en revanche, c'est qu'il trace pour nous  une frontière invisible, la ligne à ne jamais franchir, ou alors le plus tard possible... Mimi est le garde-fou dans toute sa gloire.

Les cheveux longs emmêlés et gras ; débraillé, délavé, détruit... Rongé jusqu'à l'os par la gnôle. La moustache en éclats de broussailles, brûlée par quarante ans de gauloises sans filtre. Une gueule de mégot froissé qu'on aurait ramassé par terre pour le rallumer à grands coups de zippo, histoire d'avaler quelque chose, même si c'est rien qu'un peu d'essence.

Il tasse bien ses cinquante balais, cinquante-cinq les mauvais jours, c'est-à-dire la plupart du temps. Il traîne là depuis si longtemps, avant tout le monde, avant qu'on ait même eu l'idée de lui emboîter le mauvais pas. Son bout de bois pendu à son cou -  une sorte de guitare oui si on veut, une pelle venue d'un autre âge. Sortie d'un bazar, d'un tout-à-dix francs et qui se balance de gauche à droite, au bout d'une ficelle dépouillée. Une guitare qui lui ressemble finalement ; rapiécée de bouts de scotch, brûlée, tordue, toute maigre et creuse. Mimi est un portrait au couteau. Recraché par la vie, tellement déchiré que dans ses yeux clairs, on ne lit plus rien que la surprise, l'étonnement d'être encore debout sur les quais gris de St-Lazare, au milieu des flots de voyageurs qui déferlent en vagues, anonymes.

Mimi hurle après tout le monde. Les passagers, les contrôleurs, les hommes les femmes, il s'en fout ! Il braille tout ce qu'il sait dans sa langue à lui... Le vieux Mimi est en colère. En colère d'avoir toujours soif !

Il n'aime pas les types dans mon genre ; il n'aime aucun type, d'aucun genre.

Un matin comme ça par erreur, ou plutôt par curiosité - ce qui revient souvent au même, j'ai pris un de ses wagons pour voir. Vingt ans plus tard, je n'ai toujours pas oublié ma douleur.

Sept heures et demi, voie six, un direct Asnières bien garni, et le vieux Mimi qui grimpe là-dedans juste avant que les portes ne se referment dans un hululement de sirène malade.

Il titube entre les cadres rasés de frais, serrés contre les strapontins, se fraie un chemin rien qu'à l'odeur ; sa clope éteinte vissée dans le bec, et le voilà qui se met bien droit, la gueule haute, le regard lointain. Les portes sont encore ouvertes, le train n'a pas bougé mais le vieux Mimi est déjà parti. Et crin et crin ! Ce bruit atroce, comme un crissement de freins rouillés. Il joue sur quatre, cinq cordes au mieux, des cordes noires d'oxyde de crasse d'où s'échappent un peu comme ils peuvent deux accords indéfinissables. Ça n'est même pas faux, comment dire... c'est au-delà. Au-delà de toute harmonie, quelque chose qui n'est pas de ce monde, et Mimi y met tout ce qu'il peut, tout ce qu'il a, tout ce qui lui reste, et il en a sous la pédale !

Je ne sais pas si j'ai envie de rire, ou d'être ailleurs, ou les deux. Alors il se met à chanter... Et tandis que je croyais déjà avoir entendu le pire, rapport à mes fréquentations qui ne sont pas toutes du meilleur goût, j'ai l'impression de tomber encore, jusqu'au dernier tréfonds de l'horreur, en entendant cette agonie...

La plainte d'un animal blessé, le son fêlé d'un outil qu'on frotte contre une bassine de fer blanc, quelque chose d'indescriptible. Quand Mimi chante, il n'y a plus de mots. Plus que des tunnels qui s'enfuient pour échapper à l'indicible. Derrière les fenêtres du wagon, même le décor semble souffrir. Les voyageurs pensent au suicide en passant sous le pont de l'Europe... Combien rêveraient à cet instant de pouvoir se jeter de là-haut ? Toute la banlieue cherche à s'enfuir, les rails se tordent de douleur ; c'est le vacarme d'une tôle qu'on froisse, le cri strident d'une poissonnière qu'on égorge comme un porcelet.

La gare des Vallées, je descends. Totalement abruti, sous le choc. Il me reste un peu de monnaie, j'ai besoin de boire quelque chose . Face à la gare y'a un bistro où on sert du café marron. Je commence ma journée par une pause, je sais que c'est déconseillé, question de rythme, mais j'ai pas le choix. Je commande un grand crème, carrément ! Peu importe ce que ça me coûtera, tout mais échapper au supplice.

Le train est reparti vers Nanterre, il est déjà loin, je respire... C'est là qu'on me tape sur l'épaule ; je sursaute, je me retourne, et je prends le sourire de Rachid en plein visage, comme un soleil.

  • Vous m'avez rendu présent ce monde de la ville et de ses épaves, moi qui vis dans le monde plus tranquille de la campagne. merci

    · Il y a environ 10 ans ·
    Default user

    arzel

    • J'en suis ravi ;-)

      · Il y a environ 10 ans ·
      Lo new york

      riatto

  • Le style parlé vous va bien, il doit vous être naturel. Beaucoup s'y essaye et se plante par accumulation de tournures argotiques faciles et appuyées, ce n'est pas le cas ici. Ça fonctionne. Quelques petites coquilles et contresens cependant, rien de méchant : "Les cheveux longs emmêlés et gras ; débraillé, délavé, détruit... rongé jusqu'à l'os par la gnôle". ( Des cheveux "débraillés"???).
    Merci. Au plaisir de vous lire.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

    • Merci Georges. Pour le compliment autant que la remarque de forme. J'ai cru que le point-virgule m'affranchissait du sujet placé en début de phrase et me permettait de dérouler une narration assez libre sur le thème du portrait. J'ai peut-être eu tort...

      · Il y a environ 11 ans ·
      Lo new york

      riatto

    • Je suis tout a fait d'accord avec Georges Beckett, la ou beaucoup se plantent, tu reussis avec brio!

      · Il y a environ 11 ans ·
      318986 10151296736193829 1321128920 n

      jasy-santo

  • Le style parlé vous va bien, il doit vous être naturel. Beaucoup s'y essaye et se plante par accumulation de tournures argotiques faciles et appuyées, ce n'est pas le cas ici. Ça fonctionne. Quelques petites coquilles et contresens cependant, rien de méchant : "Les cheveux longs emmêlés et gras ; débraillé, délavé, détruit... rongé jusqu'à l'os par la gnôle". ( Des cheveux "débraillés"???).
    Merci. Au plaisir de vous lire.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

  • Le style parlé vous va bien, il doit vous être naturel. Beaucoup s'y essaye et se plante par accumulation de tournures argotiques faciles et appuyées, ce n'est pas le cas ici. Ça fonctionne. Quelques petites coquilles et contresens cependant, rien de méchant : "Les cheveux longs emmêlés et gras ; débraillé, délavé, détruit... rongé jusqu'à l'os par la gnôle". ( Des cheveux "débraillés"???).
    Merci. Au plaisir de vous lire.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

  • J'aime quand les mots sur le papier créent des images dans ma tête : Merci ;o)

    · Il y a environ 11 ans ·
    Livre   bois orig

    Andrea Borgas

    • @ Andrea Borgas : Serviteur ;)

      · Il y a environ 11 ans ·
      Lo new york

      riatto

  • Merci Dominique.
    C'est en effet extrait d'un roman qui suit son cours, bien jugé...

    · Il y a environ 11 ans ·
    Lo new york

    riatto

  • Que je disais belle, je voulais dire superbe

    · Il y a environ 11 ans ·
    Ddk9

    Dominique Deconinck

  • Une belle écriture, vraie, un texte qui demande à être enchâssé dans un roman

    · Il y a environ 11 ans ·
    Ddk9

    Dominique Deconinck

  • Magnifique mon Laurent, j'adore ta plume quand tu la trempes dans le sang des petits et dans la crasse de ce monde sous antibiotiques !
    Une vraie tronche de Vie ! Et un vrai coup de cœur ...

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Img 5684

    woody

  • Tellement bien décrite cette triste déchéance d'un humain. Tellement honteux qu'il ait pu être ainsi abandonné; Merci pour l'émotion.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Default user

    tendresse

  • Cœurs de coups... ;)

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Noir

    suzelh

  • @Arthur : Rassure-toi... Il y est toujours.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Lo new york

    riatto

  • Belle tranche de vie! Y a encore quelques personnages comme ça, de moins en moins quand même dans cette époque de plus en plus aseptisée.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    P1000170 195

    arthur-roubignolle

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