Boucs émissaires

Mathieu Jaegert

Ils ont investi nos villes et nos campagnes. Depuis quelques dizaines d'années, ils sont partout et prolifèrent encore. Pour notre bien à tous. En théorie en tout cas. Les croiser est très facile. Sur nos plus grandes artères urbaines, sur les chemins communaux, au détour d'un virage, à un coin de rue, sur une place touristique, à l'ombre des arbres ornant nos communes. Ils incarnent un véritable phénomène de société, un état d'esprit finalement neuf. Ils véhiculent avant tout une mentalité exemplaire. Ils sont là et veillent, nous épient discrètement, se fondant au mieux dans le paysage. Leur mobilité est limitée cependant. Mais ils envoient leurs émissaires pour mailler le territoire. Pour observer nos comportements. Ils sont censés nous accompagner, nous aider subtilement et inconsciemment. Et pourtant...

Et pourtant ce qu'ils voient les atterrent et les attristent bien souvent.

Ainsi, ils ont beau être partout, en réalité ils sont partout et nulle part à la fois. Ballotés par les personnes responsables de leur implantation. Leur positionnement est parfois douteux et flou. A cheval entre domaine public et privé. Leur attrait en devient aléatoire et leurs arguments moins convaincants.

Ce sont des êtres sans défense et privés d'autorité s'ils ne sont pas placés dans des conditions idéales. Dans ce cas, ils sont plus amplement convoités, et plus facilement kidnappés, voire attaqués de toutes parts.

Les conditions idéales impliquent de les suivre, de les écouter régulièrement, de les sonder. Un simple regard suffit parfois mais il est quelques fois nécessaire de leur poser des questions plus précises. Et parfois de savoir leur remonter le moral. Livrés à eux-mêmes, ils ne peuvent qu'avoir une image dégradée d'eux, et proposer une vision négative et détériorée aux autochtones ou aux touristes qui les fréquentent à longueur d'année. Livrés à eux-mêmes, ils sont démunis. Et se trouvent vite débordés par des situations encombrantes.

Pour conserver leur pouvoir, leur attrait, il faut leur garantir la lumière, la propreté, des couleurs nettes, une signalétique claire. Oui mais voilà, leurs responsables émettent des choix pleins de contradictions et d'antagonismes, pris dans la logique du moindre encombrement, de l'embêtement minimum, opposée au bon entendement tout court. Pris dans la spirale négative de "partout sauf ici" véhiculée par les partisans contrariants d'un calme tout relatif.

Pour valoriser leurs atouts, il faut les nourrir convenablement. A l'heure actuelle, ils sont souvent mal alimentés. Leur système digestif s'en trouve attaqué. Ces créatures paraissent accueillantes, stoïques et bienveillantes. En réalité, elles donnent le change. Elles trompent même les plus aguerris et les plus volontaires d'entre nous. A vouloir se sustenter d'hôtes de qualité, la suralimentation les guette, la malbouffe les menace.

Alors qu'un par un, et moi le premier, nous entretenons notre réputation de râleurs en puissance, eux restent imperturbables. Comme insensibles aux odeurs incrustées, aux jus dégoulinant, aux changements de saisons brusques, aux puissantes rafales, aux aléas hormonaux des passants négligents ou des automobilistes agacés.

Ce sont les premiers à les contourner, à les éviter, les mettant à la marge, les mettant au ban de la société, sur le flanc. On les dépasse parfois sans les voir, on dépasse les bornes. Notre relation est paradoxale, pleine de contrastes et d'aberrations. On les loue, on leur jette des fleurs. On vante leurs mérites, on leur attribue des surnoms, on les anglicise. Et en même temps on ne peut pas les voir, ou on ne veut pas. Du coup, on les cache, on les planque, on les met à l'abri, entourés, protégés.

Comme si un conteneur de déchets avait vocation à jouer les trouble-fête !

Non, le problème est pris à l'envers.

Il y a bien des conteneurs moches, non entretenus, maladroits car mal positionnés, débordants car pas collectés. Mais peut-on leur en vouloir ?

Peut-on leur imputer le manque de respect dont ils sont victimes ? Les tags, les graffitis, l'affichage sauvage en l'honneur d'un candidat ou pour annoncer un concert ?

Ce ne sont finalement que des "bacs émissaires" !

A nous de leur redonner le sourire en même temps que leur port altier, qu'ils aient la démarche aérienne, ou la cuve enterrée.

Et si nous tous, mousquetaires habiles de la plume sensibilisée, nous les habillions de nos plus beaux textes ?

Les bornes à textiles revêtiraient nos poèmes pour garder la fibre et éviter les voies sans tissus.

Pour faire fi de la mauvaise presse, les colonnes à papiers, journaux et magazines accueilleraient nos proses sincères, alors que les conteneurs à verre recueilleraient nos plus beaux vers. Et ceux dédiés aux emballages seraient tapissés de nos cuvées les plus emballantes.

Qu'en pensez-vous ?

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