DU ELLE
sophie-dulac
DU ELLE
Il lui avait fallu un grand rail de coke pour se donner du courage. Elle s'était toujours promis que le jour de ses cinquante ans elle se tuerait. Elle avait réfléchi ces dix dernières années au meilleur scénario possible et l'avait trouvé. Dans l'euphorie des effets de la poudre, assise sur la rambarde du bateau, elle fixait le Sud Ouest. Là dans l'horizon indigo, elle essayait de deviner sa villa de Bahia Drake et les fesses musclées de son jeune amant encore endormi sur un drap satin crème. Elle avait dirigé, planifié et orienté toute sa vie, elle allait choisir sa mort. Elle leva la tête et flaira une dernière fois l’alizé salé et, impassible fixant la mer, elle mit le détendeur dans sa bouche. Elle plia légèrement une jambe, mit l'autre en arrière sur le teck du pont, la main sur son masque, le menton bien collé à la poitrine, elle roula abruptement en avant dans l'eau.
Le milieu sous marin avait toujours été son univers. Mince, élancée, sportive émérite, elle s'isolait de plus en plus souvent dans le silence des profondeurs, elle y trouvait la sérénité et une forme de liberté. Sur ces récifs externes où se formaient les vagues des surfeurs de cette côte du Costa Rica, elle était venue rechercher aujourd'hui son tueur, le plus grand prédateur qui trônait au somment de la chaîne alimentaire des océans, un requin blanc. On lui avait signalé sa présence au large de la Péninsule de Osa.
Elle nagea longtemps parmi un banc de mérous, croisa une grosse tortue. Puis, presque quand elle s'était résignée à remonter, elle le vit, immense la peau satinée, le dos bleuté, le ventre laiteux, altier avec sa nageoire dorsale en trigone d'argent. Sa longue gueule monstrueuse s'ouvrit, jaillirent six rangées de dents comme une effroyable dentelle acérée. Elle recula malgré elle, le squale s'approcha, la contourna, la toisa avec ses minuscules yeux noirs.
C'était une vieille femelle. Elle faisait de grands cercles autour de la nageuse immobile. Dans ses rotations la bête estima sa proie. Une chevelure peroxydée encadrait un visage lise mais triste malgré un lifting récent. Le rajeunissement du cou et du bas du visage donnait un joli volume aux pommettes. Un délicat petit nez retouché par la toute dernière technique de rhinoplastie était plaqué sous un masque silicone . Une bouche pulpeuse arrondie à l'acide hyaluronique maintenait le détendeur et permettait de respirer l'air contenu dans la bouteille. Sa poitrine généreuse constituée de deux implants mammaires, se soulevait rapidement. Sa fréquence respiratoire avec l'anxiété était devenue plus ample et étonnamment elle n'arrivait plus à gérer son stress. L' effet de la cocaïne s'estompait et le requin tournait en s'avançant inexorablement porté par ses nageoires pectorales telles deux grandes faucilles cristallines. Elle pensa qu'il allait bientôt l'attaquer, qu'elle obtiendrait ce qu'elle était venue résolument chercher « la mort blanche » .
Dubitatif, le requin continua son approche, son odorat extra développé ne détectait aucune graisse sur cette proie, elle si friande de mammifères adipeux. Celui ci avait un ventre plat et musclé par des années d’entraînement et de privation.
Elle n'avait jamais souhaité avoir d'enfants, elle n'avait, quoi qu'il en soit rien à transmettre. Elle n'aurait pas pu supporter d'alourdir sa silhouette avec une grossesse, une ligature des trompes avait veillé durant des années à ce que son abdomen maintienne sa fermeté. Elle agitait maintenant ses longues jambes fuselées, paniquée n'arrivant pas à caler sa respiration, ne comprenant pas pourquoi le squale ne l'attaquait pas. Personne de sa vie ne lui avait jamais résisté jusqu'à maintenant.
La femelle repassa devant la plongeuse, ouvrit sa gueule hideuse et se propulsa au loin. Ce n'était pas le défaut de graisse qui la faisait fuir, mais l'absence totale d' authenticité, aucune profondeur aucune vérité, ni dans la chair et encore moins dans l'âme. Même un petit coup de mâchoire lui apparaissait excessif, autant ronger la proue d'un bateau échoué. Dans l'affolement la fille dégaina son couteau de plongée, le poisson répondrait au moins à l'odeur de son sang. Elle s'entailla profondément les veines de son avant bras gauche. Elle saignait abondamment, autour d'elle son sang se répandait dans la mer pourpre. Ses grands yeux verts amorphes ne se fermèrent pas. Elle savait qu'elle avait réussi sa vie mais venait de rater sa mort.
Le femelle requin fendait la mer, elle sentait le sang qui pulsait de son cœur jusqu'à dans sa queue et ses branchies qui extrayaient l'oxygène de l'eau. Elle répondait maintenant à un nouvel appétit celui de trouver un mâle et de s'accoupler, de transmettre cette étincelle qui fait les océans si beaux, de donner la vie. Après seulement elle se reposerait.
Belle idée et belle morale
· Il y a environ 13 ans ·axelbolu
Un grand bravo, pour ce texte ou comme la plupart de ces stars et femmes ne voulant pas vieillir, et qui deviennent risibles, par leur manque de maturité, et si le requin n'a pas voulut, d'une confrère aux dents longues, c'est le plus féminin qui l'emporte.
· Il y a environ 13 ans ·Yvette Dujardin
Ce qui prouve, s'il en était besoin, que les requins sont plus malins que certains hommes : ils ne se laissent pas berlurer par le toc !
· Il y a environ 13 ans ·le-fox
Bel hommage à la richesse de l'authenticité qui nous éloigne de la couverture en papier glacé de certains magazines qui se disent "fénminins".
· Il y a environ 13 ans ·amelie_2
Belle confrontation de deux femelles aux dents longues, la plus belle nage encore avec son rejeton !
· Il y a environ 13 ans ·Michel Chansiaux
Bravo ! Ce texte original et agréable à lire n'aura décidément pas été un coup d'épée (ou de couteau de plongée) dans l'eau.
· Il y a environ 13 ans ·Chris Toffans
J'adore ce texte ! merci et grand coup de coeur !
· Il y a environ 13 ans ·Edwige Devillebichot
Bravo Sophie :)
· Il y a environ 13 ans ·leo
De la beauté de bout en bout de la lecture jusqu'au souffle entre les lignes...
· Il y a environ 13 ans ·mlpla
Oui comme Oliveir, j'avais relevé "autant ronger la proue d'un bateau échoué", énorme moment. Texte très bon, à la description excelente qu'il fait bon de lire. Et puis un traitement complètement original. Un texte authentique (à la différence de la malheureuse humaine) de maitrise ! La photo est particulièrement évocatrice, deux prédatrices, face à face, ça n'a pas du être simple à trouver, peut être même que la perfection que je vous connais, vous a amener à la "photoshoper" : Bravo Sophie, très bel exercice, un régal...carnassier !
· Il y a plus de 13 ans ·leo
tu as pris un angle original qui est bien exploité (et ce style fluide que tu as rend toujours la lecture de textes très agréables!) Je trouve la morale ambigue, est-ce que c'est la bonne mère qui gagne contre la méchante célibataire égoïste mais qui l'a bien cherché à pas vouloir d'enfants?
· Il y a plus de 13 ans ·victoria28
Trop de plastique dans cette bestiole... Bravo !
· Il y a plus de 13 ans ·mls
Oui à l'étiquetage plus visible de la composition des humains demandé déjà par le comité de défense des cannibales! Bien joué.
· Il y a plus de 13 ans ·yl5