Echecs et mat

polluxlesiak

Je me rappelle, l'école venait de reprendre, c'était juste après les vacances de février. Je n'avais pas très envie d'y retourner, mais bon, il fallait bien hein, à huit ans on ne vous laisse pas trop le choix.

Ce jour-là, c'était un jeudi, je m'en souviens parce qu'après j'avais caté et c'est Papi qui devait venir me chercher à la sortie de l'école et m'y emmener; pendant le caté lui il partait toujours faire deux ou trois courses comme il disait, je sais pas quoi, des trucs pour ses cannes à pêche, son bricolage tout ça. Parfois il arrivait un peu en retard, il avait toujours une bonne excuse, un peu trop de circulation, un vendeur un peu trop bavard, mais moi je savais bien que le plus bavard, c'était sûrement lui, et plus rater le début du caté, ça ne me dérangeait pas vraiment, au contraire même !

Papi, je l'adore depuis que je suis tout petit – je me rappelle pas depuis quand, forcément, du coup. Mais c'est vrai, des Papis comme lui, y'en avait pas beaucoup, la preuve, presque tous mes copains étaient jaloux de moi, quand je leur racontais que j'avais pas de baby-sitter ou de jeune fille pour me garder le soir en attendant que Papa ou Maman rentrent, parce que c'est lui qui s'occupait de moi ! Il n'habitait pas loin, alors il venait toujours venu me chercher quand eux ne le pouvaient pas. On en a fait des trucs tous les deux ! C'est lui qui m'a appris à jouer aux échecs, je vais pas en rajouter mais ça m'est même arrivé de le battre deux ou trois fois ! On faisait la cuisine aussi; Papi, c'est un cordon-bleu, comme il disait: les copains ils croyaient que les cordons bleus c'etaient que les escalopes de dinde toutes plates qu'on avait à la cantine – pfff ! Parce que Papi, il m'apprenait des mots aussi ! Je suis sûr, moi, que c'est grâce à lui que j'ai toujours été le premier à l 'école. Le dimanche, souvent il m'emmenait marcher dans la forêt. Papa me déposait chez lui, il restait boire un café avec Papi et Mamie, qui sont ses parents – c'est drôle d'imaginer que Mamie ait été une Maman ... Papi, non, ça va, je me dis même que Papa a eu de la chance de l'avoir comme Papa ! Ensuite, on partait tous les deux. On n'emmenait jamais Mamie avec nous, parce qu'elle n'avait jamais envie. Toujours des choses à faire, des trucs pas drôles, du repassage, du ménage, à manger, c'est ce qu'elle disait à Papi, " C'est ça, va t'amuser, la bonne reste à la maison ! ʺ Papi faisait semblant de rigoler mais moi je voyais bien que ce n'était pas une blague, mais je faisais comme si je n'avais rien entendu, on était tellement contents de se retrouver tous les deux, entre hommes, qu'on avait vite oublié la mauvaise humeur de Mamie de toute façon.

Enfin voilà, ce soir-là après les vacances de février, il était quatre heures et demie, je suis sorti avec les copains sur le trottoir et comme tous les jeudis, je l'ai attendu. Il allait être un peu en retard, comme d'habitude. Je me suis assis au bord du trottoir et j'ai commencé à compter les voitures blanches qui passaient – c'est un truc qu'on faisait souvent tous les deux, moi je comptais les blanches, et lui les rouges, et à la fin on voyait qui avait gagné ; c'était presque toujours moi … même je savais bien que Papi me laissait les blanches parce qu'il y en avait beaucoup plus !

Au bout de quarante-six voitures, la directrice est sortie devant l'école :

  - Luc ? Tu es tout seul ?

  - Ben oui. Mais Papi va arriver.

  - Il est cinq heures ! Tu es sûr qu'il devait venir ?

  - Ben oui, M'dame, j'ai même caté dans cinq minutes. Il va arriver, vous en faites pas ! 

Mais elle n'a rien voulu entendre, et elle m'a traîné dans son bureau. J'étais plutôt énervé, parce que penser que Papi m'avait oublié, c'était idiot, elle ne le connaissait pas, vraiment. Il avait juste discuté un peu trop longtemps avec une caissière, ou bien cette fois il allait vraiment me faire rater le caté en entier, c'est ce qu'il avait dit une fois où il était très en retard pour rire, mais si ça se trouve il ne rigolait pas !

La directrice a appelé Maman au téléphone, et j'ai dû l'attendre, coincé sur une chaise dans ce bureau gris et moche. J'étais de plus en plus énervé parce que je me disais que si Papi était arrivé juste un peu en retard il ne m'aurait pas vu devant l'école et il aurait été triste de voir que j'étais allé au caté sans lui. Personne n'a dit qu'il fallait le prévenir. Des fois, je ne comprends pas les adultes.

Maman est arrivée, elle avait couru, elle était toute décoiffée et très fâchée. Elle a dit merci à la Directrice (merci de quoi ? De m'avoir séquestré dans son bureau ?) et puis elle a demandé si elle pouvait abuser et utiliser son téléphone. La Directrice a dit oui. Maman a composé un numéro et s'est mise à crier :

  - C'est moi ! Je suis à l'école ! Oui, il est cinq heures, mais ton père n'est pas venu chercher Luc ! Mais enfin, qu'est-ce qu'il lui a pris ? Cet enfant n'a que huit ans ! Comment peut-il se permettre de ne pas être à l'heure ? J'en ai assez de son irresponsabilité, Paul, marre de l'inconscience de ton père ! Tu crois que je peux travailler tranquillement dans ces conditions ? Tu penses que je peux me permettre de planter là un client, comme ça ? Il faut que tu lui parles ! Tu me l'as promis, mais cette fois, fais-le s'il te plaît ! Ou bien il faudra qu'on trouve une solution pour se passer de lui !

Elle n'arrêtait pas de crier, et je me demandais bien comment Papa pouvait répondre. J'avais envie de lui dire Ca va, M'man, j'ai rien, Papi est surement juste un peu en retard, il m'oublie jamais, et puis il s'occupe bien de moi, je sais pas trop ce que ça veut dire Irresponsable mais je suis sûr que c'est pas ce qu'il est, arrête de crier et arrête de parler de lui comme ça …

On est rentrés à la maison. Maman m'a déposé et puis elle est repartie aussitôt, son client l'avait peut- être attendue, moi j'avais envie de lui dire qu'il aurait peut-être fallu, plutôt, passer chez Papi pour voir s'il y était, mais elle avait l'air tellement en colère après lui que j'ai pas osé.

Alors je suis resté tout seul toute la soirée. Papa est rentré à huit heures, et puis Maman. Ils avaient l'air très soucieux. Ils ne m'ont rien dit. Je n'ai su qu'après.

On avait retrouvé Papi, pas loin du tout, en fait il était toujours chez lui. Assis sur son canapé. Mais les Pompiers avaient dû défoncer la porte parce qu'il ne pouvait plus bouger. Il avait le téléphone dans la main, qui sonnait dans le vide, parce qu'il n'avait pas réussi à appeler.

Il y avait eu un truc dans son cerveau.

J'ai dix ans maintenant et c'est moi qui vais le voir. Il aime bien que je le fasse rigoler comme avant, même si maintenant on ne rigole pas pareil. Et puis ça lui fait de la visite, parce que Mamie est partie.

Maman ne veut plus qu'il vienne à la maison, " c'est pas accessible ʺ elle dit, même si moi je pourrais bien l'aider à monter les marches; il a encore une jambe qui marche bien.

Demain, je lui apporterai mon jeu d'échecs. Il veut que lui réapprenne à jouer.

Les accidents, c'est pas toujours sur la route; ça arrive même à des gens qui sont simplement assis chez eux, sur leur canapé, en attendant d'aller chercher leur petit-fils à l'école.

La vie, c'est vraiment n'importe quoi.

En tous cas, le caté, je veux plus y aller.

A Jacki B.

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